La « Ahavat Israël », l’amour du prochain, est une vertu fondamentale portée par la tradition juive et qui a inspiré de nombreuses nations à travers le monde. Elle trouve son origine dès les premiers chapitres de la Genèse, et elle s’incarne tout particulièrement avec le premier de nos patriarches, Avraham Avinou. À son époque, le peuple d’Israël n’existe pas encore, aussi la « Ahavat Israël » s’élargit à un amour et une sollicitude pour l’ensemble de « ses frères humains ».

La Paracha de cette semaine, Vayéra, nous livre de nombreuses illustrations de cette vertu dans des contextes différents. Elle nous indique également les nécessaires limites à savoir poser dans l’exercice de la générosité.

La première illustration de « l’amour du prochain » dans notre Paracha réside dans l’épisode des trois voyageurs qui sont invités par Avraham alors qu’il est en pleine convalescence. En effet, en dépit de sa faiblesse, Avraham s’était installé à l’entrée de sa tente afin de guetter des invités potentiels. Dès qu’il aperçut les trois hommes, trois bédouins, qui cheminaient dans le désert, Avraham se leva, suspendit sa discussion avec l’Éternel, et se précipita pour leur offrir l’hospitalité.

Ce premier exemple nous rappelle la bonté et la générosité qui caractérisaient le premier patriarche. Il a consacré sa vie à faire le bien, à témoigner de la sollicitude à ses contemporains, à les protéger, et à essayer de les rapprocher de D.ieu.

En s’ouvrant à l’autre et à ses besoins, Avraham ressent une harmonie intérieure, il coïncide avec l’essence de son âme et son être entier déborde de bonheur, éclipsant la douleur physique qu’il ressentait lorsqu’il était seul, sans possibilité de faire une Mitsva, fût-il en train de parler à D.ieu.

À cet égard, l’exemple d’Avraham nous rappelle que la Torah n’est pas une religion de la méditation solitaire retirée du « vacarme » du monde, mais, au contraire, elle appelle l’homme à transformer le monde, à l’améliorer, notamment en faisant preuve de bienveillance à l’égard de ses prochains. Cette relation nous offre une capacité à sortir de nous-mêmes pour « donner », et ressembler ainsi, à notre modeste mesure, au Créateur.

Notons toutefois que la démarche du patriarche dépassait ce que l’Éternel lui avait demandé. Hachem souhaitait, en effet, qu’Avraham se repose durant ses jours de convalescence et ne mette pas sa santé en danger. Toutefois, Avraham n’a pas pu résister à son désir « presque vital » de faire le bien, et il n’a pas respecté les limites dues à son corps. Cette fois-ci, l’Éternel a consenti au désir d’Avraham et lui a « organisé » une visite providentielle de trois anges.

La deuxième illustration magistrale de cette sollicitude pour ses contemporains est contenue dans le plaidoyer magistral qu’il développe pour les habitants de Sodome et Gomorrhe. En dépit de la méchanceté de la majorité de ses habitants, Avraham est préoccupé par l’injustice qui consisterait à punir « le juste », « l’innocent » à cause du « coupable ». Aussi, tente-t-il de révoquer la décision de détruire ces villes s’il se trouve en leur sein suffisamment de justes. Malheureusement, il ne s’en trouve pas.

À travers cet épisode, Avraham révèle que son amour de l’autre ne se réduit pas uniquement à son cercle familial, amical, communautaire mais que sa bienveillance s’étend à l’ensemble de l’humanité. Il est capable d’aimer et de se battre même pour des étrangers qu’il ne connaît pas, qui habitent loin de lui. Il aurait pu faire sien ce vers du poète latin Térence : « Je suis humain et rien de ce qui est humain, je crois, ne m’est étranger. »

Enfin, la troisième illustration de l’amour du prochain contenue dans notre Paracha réside dans l’amour qu’il porte  à son épouse. En effet, notre Paracha nous relate un passage ayant généré une grande tension entre Avraham et Sarah : le renvoi d’Hagar et d'Ichmaël. Constatant les écarts de comportement d’Ichmaël et son influence potentiellement délétère sur Its'hak, Sarah demande à Avraham de les renvoyer. Les Pirké de Rabbi Eliézer (31) nous disent que « De toutes les épreuves qu’Avraham dut supporter, ce renvoi fut particulièrement douloureux », et, de fait, le texte nous dit que « la chose déplut fort à Avraham ». On le comprend notamment à la lumière des développements précédents : cela va à l’encontre de son amour naturel du prochain, a fortiori lorsqu’il s’agit de son fils !

Pourtant, l’Éternel demande au patriarche « d’écouter la voix (de sa femme) », « Chéma’ bekolah ». Ces mots sont les mêmes que ceux employés par Sarah pour exhorter son mari à donner naissance à un enfant avec Hagar, sa servante, « Chéma’ bekoli » « Écoute ma voix ! ». Rappelons ici, la distinction très belle et subtile opérée par le Rav Elie Munk (La voix de la Torah) entre « entendre une parole » et « écouter une voix ». « Entendre une parole » est un exercice technique, alors qu’« écouter une voix » « un Kol », consiste à rechercher la Néchama qui parle, le message spirituel dont le locuteur peut être porteur. 

En demandant à Avraham d’écouter la voix de sa femme, alors que cela constitue une épreuve considérable pour lui, la Torah nous invite à prendre conscience de la part de vérité dont l’autre, à commencer par sa femme, peut être porteur et qui nous échappe parfois radicalement.

Écouter la voix d’une personne, cela revient à lui donner du poids, reconnaître son existence, sa légitimité, même si cela va à l’encontre de notre nature, ou de notre conception spontanée du monde.

Ainsi, la Paracha de cette semaine nous invite, par touches successives, à comprendre la complexité de l’amour du prochain. En effet, cette ouverture à autrui empêche l’homme d’asseoir sa vie spirituelle uniquement dans une relation verticale avec l’Éternel, exigeante certes, mais coupée des réalités du monde.

Or, en se coupant du monde, l’homme passe à côté de sa mission : célébrer le Créateur à travers Sa création, à commencer par les hommes. Avraham l’avait compris et c’est précisément pour cette raison qu’il ne voyait pas d’hérésie à mettre sa conversation avec l’Éternel en « suspens », le temps de servir les invités qui passaient près de sa tente.

Cette confrontation à l’autre oblige à travailler sur son humanité, sa patience, son empathie, sa générosité, et, ainsi, à raffiner ses qualités morales. Penser la foi en D.ieu est une chose, mais la vivre en est une autre, elle passe notamment par une capacité à « voir la trace de D.ieu dans le visage de l'étranger » (R. J. Sacks), et à savoir parfois renoncer à son désir personnel pour entendre les besoins d’autrui. C’est le sens probablement de l’exhortation d’Hachem à Avraham à écouter la voix de sa femme.

Concluons par ce beau commentaire de R. Shalom de Belz, rapporté par le Rav J. Sacks. Au début de notre Sidra, les visiteurs sont décrits comme se tenant au-dessus d'Avraham (nitsavim alav), alors que quelques versets plus tard, Avraham est décrit comme se tenant au-dessus d'eux ('omed alehem). Au début, les visiteurs étaient plus élevés qu'Avraham parce qu'ils étaient des anges et qu'il était un simple être humain. Mais lorsqu'il leur a donné à manger, à boire et un abri, il s'est trouvé encore plus haut que les anges. Nous honorons D.ieu en honorant son image, l'humanité.