Nous ouvrons cette semaine le deuxième livre de la Torah qui nous présente le contexte dans lequel l’esclavage d’Egypte s’est mis en place. Un « nouveau » Pharaon règne à présent en Egypte qui feint d’ignorer la dette que son pays a vis-à-vis de Yossef et de sa famille, tourne le dos au peuple Juif, et prend des décrets terribles contre ce dernier. Un d’entre eux prévoit notamment que tout nouveau-né garçon devrait être « jeter » dans le Nil.

Face à une telle cruauté, l’abattement gagna la peuple Juif, y compris son leader, le chef de la génération, Président du Grand Tribunal (selon le Midrach Rabba), Amram de la tribu de Lévy. Ce dernier conseilla, en désespoir de cause, aux couples de se séparer afin de ne pas être amenés à donner des enfants susceptibles d’être des garçons et donc, D.ieu préserve, d’être jetés dans le Nil. Mais cette décision heurta une enfant, Myriam, la fille d’Amram qui reprocha à son père d’être encore plus « dur » que Pharaon. En effet, selon elle, Pharaon ne condamne « que » les garçons, alors que son père condamne également les filles, en empêchant leur naissance.

L’indignation de Myriam ébranla Amram qui revint sur sa décision, et conseilla à présent aux couples de maintenir leur vie conjugale. Notre tradition évoque ainsi en des termes exaltés le re-mariage de Yokhévèd et Amram (traité Sota 12) auquel participaient les Anges eux-mêmes, dansant et réjouissant les mariés. Ce que l’assemblée céleste célébrait alors, c’était la capacité des hommes de continuer à pratiquer les Mitsvot, de fonder des foyers et donner la vie, en dépit des persécutions et des menaces. Et, de fait, le couple d’Amram et Yokhévèd donna naissance à Moché Rabbénou.

La question posée par notre Paracha est une question fondamentale et que l’on retrouve à de nombreuses reprises dans le corpus biblique. L’homme doit-il renoncer à accomplir des Mitsvot si les conditions matérielles de vie ne lui semblent pas propices ?

La première fois qu’une telle question fut posée, ce fut dans la Paracha de Béréchit, à propos des femmes de Lamekh. Celles-ci ne souhaitaient pas engendrer de descendance car D.ieu avait décrété qu’au bout de sept générations, les descendants de Cain disparaitraient. Aussi, à quoi bon avoir des enfants, se disaient-elles ? Comme le note Rachi (Gen. 4.24), Adam vint trouver les femmes de Lamekh et leur demanda d’accomplir leur devoir, et ne de ne pas se préoccuper des décrets divins pour le futur. L’homme a vocation à habiter le monde au présent, de toutes ses forces, avec toute son énergie, en essayant d’accomplir le maximum de Mitsvot possibles.

Une question similaire s’est posée au roi 'Hizkiyahou (Ezechias) qui avait vu par inspiration prophétique que ces descendants seraient impies, comme nous le rappelle un passage du Daf Hayomi de cette semaine (Etude quotidienne du Talmud, traité Brakhot 10 a). Aussi, ce roi Tsadik décida de ne pas donner naissance à des enfants. Mais le prophète Isaïe vint lui reprocher son attitude et lui annonça que son refus de donner la vie l’avait condamné par décret divin. Le roi 'Hizkiyahou, comprenant son erreur, fit une Téchouva immédiate si intense et sincère que D.ieu revint sur Son décret et lui prêta de nombreuses années de vie supplémentaires. Il se maria avec la fille du prophète Isaïe pour essayer de multiplier les chances d’avoir une descendance vertueuse, mais sa crainte se réalisa. En effet, son fils Ménaché fut un roi impie… mais qui fit Techouva à la fin de sa vie.

Ces questions semblent, en première lecture, dignes des plus grandes tragédies grecques où l’on voit régulièrement les hommes faire face à des décrets immuables qui s’abattent sur eux de manière automatique, leur ôtant toute liberté. Pensons à Antigone confrontée à un choix cornélien : donner une sépulture à son frère en contrevenant aux règles de la Cité et donc en se condamnant à mort, ou renoncer à ses principes moraux pour sauver sa vie ? Et, de fait, les tragédies grecques ont ceci de tragiques que leurs héros ne parviennent jamais à échapper à la fatalité, au fameux « fatum », qui s’abat sur eux de manière inéluctable. Le drame confine à l’absurde dans la mesure où règne un relativisme des valeurs : la loi naturelle contre la loi de la Cité, la moralité des uns contre la force des autres…

Mais il n’en va pas de même dans la Torah, l’homme est certes confronté à une adversité parfois terrible, comme nous le voyons à travers ces décrets scélérats du Pharaon, mais il lui est demandé de ne jamais perdre espoir, car il a possibilité par son mérite de renverser toutes les situations. Comme le dit le roi David « Même si une épée tranchante est sur ton cou, ne désespère pas ! » (Brakhot 10a).

Ainsi, malgré le décret divin émis à a son encontre et le message d’Isaïe, 'Hizkiyahou, descendant du roi David, n’a pas oublié la leçon de son ancêtre, il pria de toutes ses forces, et il parvint à faire annuler la sentence divine. Il retrouvera la santé et donnera des enfants. Ces derniers ont certes fauté, conformément à la prophétie qu’il avait reçue, mais ils ont fini par faire Téchouva (se repentir), par se repentir ce que la prophétie n’avait pas laissé entrevoir.

Nos Sages nous disent ainsi que le repentir est entre les mains de l’homme, et qu’il peut renverser toutes les situations. La Téchouva constitue la liberté ultime de l’homme, et son ultime espoir. Elle peut le sauver des situations les plus désespérées. La prophétie et l’inspiration divine trouve sa source près du Trône céleste, mais la Téchouva de l’homme lui échappe car elle trouve son origine à l’intérieur même du trône céleste, dans une partie secrète. Aussi, nul, pas même un prophète, ne peut présager de la capacité de l’homme à se repentir. Cette puissance de la Téchouva qui semble échapper aux règles classiques de la création, s’explique probablement par le fait qu’elle a pré-existé à la création du monde (traité Nedarim 39b).

Et, contrairement aux tragédies grecques, nul destin n’est jamais définitivement scellé d’un point de vue spirituel. Même le roi impie Ménaché finit par faire Téchouva ce que son père n’avait pas pu anticiper par sa prophétie.

Voilà pourquoi également, l’homme doit s’efforcer d’accomplir son devoir sur terre en essayant de servir D.ieu de la meilleure façon possible, sans se perdre dans des calculs et des conjectures qu’il ne maîtrise pas. C’est probablement là le sens de ce verset que nous lisons dans le Deutéronome « A l’Eternel appartiennent les choses cachées, à nous (aux hommes) appartiennent les choses dévoilées ». Il convient ainsi d’agir dans ce monde en fonction des règles énoncées par l’Eternel et qui ont été clairement transmises aux hommes. Nous devons nous en tenir à celles-ci sans chercher à aller au-delà et percer les secrets de la providence divine qui nous échappent radicalement et appartiennent à l’Eternel.

Les germes de la délivrance ont été semés précisément par la force de caractère de ces couples qui ont continué à accomplir les Mitsvot, à donner la vie en dépit de l’adversité qu’ils devaient affronter, et qui a permis donner naissance à Moché Rabbénou, le futur libérateur. La Torah, les Mitsvot et la Téchouva ont été créées avant la formation du Monde, elles pré-existent au monde et aux hommes, et elles échappent à la mécanique huilée du déterminisme matériel, elles peuvent renverser toutes les situations avec l’aide d’Hachem.