Saviez-vous que même dans les cieux, la question des Téfilin fait débat ? Si la Halakha tranche en faveur de Rachi, la Kabbale et de nombreux maîtres encouragent à porter aussi les Téfilin de Rabbénou Tam. Mythe, mystique ou nécessité ? Décryptage d’une pratique qui traverse les siècles.

Avez-vous déjà remarqué que votre voisin à la synagogue se comporte de façon étrange ? Vers la fin de la prière, il retire ses Téfilin pour en mettre de nouveaux. Pourquoi donc ? Les premiers seraient-ils compatibles Android et les seconds Apple, à moins que certains soient sous Windows et d’autres sous Linux ? À votre air intrigué, il vous a répondu d’un air entendu : Téfilin de Rabbénou Tam… Mais qu’est ce que cela veut dire ?

Je vous invite à un petit voyage halakhico-historique.

Rabbénou Ya’akov est l’un des plus éminents tossaphistes ayant vécu au XIIème siècle. Il est aussi le fils de Rabbénou Méïr Ben Chmouel et de Yokhévèd, la fille de l'illustre Rachi. Il se trouve donc être le petit-fils de l’illustre commentateur de Troyes. Il vit à Ramerupt, petite ville de Champagne, où il est plus connu sous le nom de Rabbénou Tam, "notre maître intègre". L’histoire veut qu’enfant, ayant entendu sa mère pleurer et s'étant enquis de la raison de ses pleurs, il apprit que son saint grand-père, la lumière d'Israël, venait de quitter ce monde. Il répondit alors : "Je la reprendrai et je la rallumerai".

Il existe cependant de nombreuses discussions entre l’opinion de Rachi et celle de Rabbénou Tam. L’une d’entre elles porte sur la fabrication des Téfilin.

De droite à gauche et de gauche à droite

Le Talmud (Ména’hot 34b) nous enseigne : “Quel doit être l’ordre des Parachiot à l'intérieur des boîtiers ? “Kadech Li” et “Véhaya Ki Yéviakha” de droite et “Chéma’ Israël” et “Véhaya Im Chamo’a” de gauche. 

Mais comment comprendre l’expression “de droite” ou “de gauche” ? Rachi comprend que lorsque nous sommes face à quelqu’un qui porte des Téfilin, les deux premières Parachiot se trouvent à notre droite et les deux dernières à notre gauche. Ceci signifie que, pour Rachi, les Parachiot sont, de droite à gauche : Kadech, Véhaya, Chéma’, Véhaya Im Chamo’a.

Rabbénou Tam, lui, lit le texte de manière différente : les deux premières Parachiot se placent en partant de la droite et les deux dernières se placent en partant de la gauche. Ce qui nous donne, pour Rabbénou Tam, un ordre de droite à gauche différent : Kadech, Véhaya, Véhaya Im Chamo’a, Chéma’.

En pratique, quels Téfilin devons-nous porter, ceux de Rachi ou ceux de Rabbénou Tam ? Ou pour poser la question de manière plus originale : Les Téfilin que Rabbénou Tam a portés lors de sa Bar Mitsva, qui lui ont peut-être été offerts par son grand-père Rachi, étaient-ils des Téfilin de Rachi ou de Rabbénou Tam ? !

La réponse est très inhabituelle. Si les Tosfot et le Roch pensent comme Rabbénou Tam, la majorité des Richonim dont le Rambam et le Rachba s’accordent avec Rachi. C’est pourquoi le Choul’hanAroukh tranche que la coutume globalement acceptée est comme Rachi, mais, ajoute-t-il, celui qui craint le Ciel ferait bien de s’acquitter des deux opinions en portant aussi ceux de Rabbénou Tam.

Quels Téfilin D.ieu porte-t-Il ?

Mais c’est là que la surprise commence : Rabbi Ya’akov Mimervitch (XIIIème siècle), dans son Chout Min Hachamaïm, témoigne qu’il a posé la question au Ciel et qu’on lui a donné la réponse suivante en rêve : les deux sont vérité, et cette même discussion se retrouve au Ciel, où le Tout-Puissant tranche comme Rabbénou Tam, mais où tous les anges l’entourant tranchent comme Rachi.

Si nous nous tournons vers la Kabbala, cette dichotomie devient évidente : les Tikouné Zohar, bien avant Rabbénou Tam, évoquent les deux possibilités et le besoin de mettre deux paires de Téfilin. Le Arizal encouragera justement cette pratique en la définissant, au nom du prophète Elie, comme une loi reçue par Moché au Sinaï.

Le Ben Ich ‘Haï ajoute même que depuis l’époque de Moché Rabbénou, en passant par l’ère des Guéonim, on mettait deux paires de Téfilin… Il est d’ailleurs très intéressant de voir que lors des fouilles de Kumran, on a découvert que certains des Téfilin de l’époque du Second Temple étaient selon Rachi et d’autres selon Rabbénou Tam !

Face à cette vision mystique, de grands maîtres comme le Gaon de Vilna s’opposèrent à cette pratique et se suffirent de mettre les Téfilin de Rachi en disant que pour s’acquitter de toutes les opinions possibles, il faudrait mettre 24, voire 64, paires de Téfilin différentes !

Ceci explique pourquoi, chez les Séfarades ainsi que chez les ‘Hassidim, nombreux sont ceux à mettre les deux, parfois en même temps, avec de tout petits Téfilin pour ne pas dépasser la zone permise sur le front ou le bras. On notera que chez les Juifs marocains, à l’exception de certaines familles, la coutume est de s’en abstenir (Chemech Oumaguen III, Ora’hHaïm 58,4).

Chez les Ashkénazes, par contre, la coutume est de mettre uniquement ceux de Rachi. Cependant, il y a des exceptions : le ‘HafetsHaïm, Rav Chim’on Shkop et Rav Moché Feinstein mettaient les deux à partir de 80 ans jusqu’à la fin de leur vie. Encore plus original, le Roch Yéchiva de ‘Hévron, Rav Yé’hezkel Sarna, mettait les Téfilin de Rabbénou Tam après le coucher du soleil selon les Guéonim jusqu’au coucher du soleil selon Rabbénou Tam, en suivant ici son opinion jusqu’au bout !

La coutume la plus répandue est de commencer à mettre les Téfilin des Rabbénou Tam après le mariage, alors qu’il est plus facile de se préserver de pensées inappropriées, et que selon le verset “tel un fiancé orne sa tête d'un diadème” (Yicha’ya 61,10) alors que les Téfilin sont comparés à un diadème (Péèr).

Où sont les Téfilin du soldat Barazani ?

Pour conclure, voici le témoignage du soldat Barazani pendant la Seconde Guerre du Liban en 2006. Il venait de commencer à mettre les Téfilin de Rabbénou Tam lorsque la guerre à commencé et que, faisant partie d’une unité d’élite, il s’est retrouvé en observation très proche des lignes ennemies. Se doutant qu’il lui serait difficile de les mettre, il les a pourtant pris avec lui comme un mérite et une protection supplémentaire, à même de semer la crainte chez nos ennemis (voir Talmud Ména’hot 35b). Dans un moment de calme, il a même proposé à un autre soldat de les mettre pour la première fois de sa vie. À cet instant, des terroristes les ont repérés et les balles commencèrent à pleuvoir autour d’eux. Dans le tumulte de la retraite vers un abri, l’ami en question oublia les Téfilin de Rabbénou Tam sur place.

Vu le danger, il était impossible de retourner les chercher, mais son supérieur, touché par sa détresse, organisa le prochain déplacement de telle manière à ce qu’ils repassent par ce point pour retrouver les Téfilin. Au grand désespoir des deux soldats, ils restèrent introuvables.

C’est alors que suite à ses prières, le Ciel permit à l’impossible d’arriver. Dans la radio du commandement, on appelait le soldat Barazani pour lui rendre ses Téfilin !

L’histoire du soldat qui avait perdu ses Téfilin sur le front, était devenue, par le bouche à oreille, le sujet de discussion des soldats, et une autre unité, qui les avait ramassés bien plus tôt, avait compris à qui elle devait les rendre : au courageux soldat Barazani !

Les Téfilin sont un signe entre Hachem et Son peuple et le soin investi dans l’accomplissement de cette Mitsva est une marque d’amour à laquelle le Créateur ne peut rester indifférent…