Après l’éclatante victoire sur les Cananéens, la prophétesse Dvora entonne un mémorable cantique de louanges à Hachem. Elle rappelle l’incident au cours duquel la vertueuse Yaël a tué le puissant général cananéen Sissera, puis mentionne, de manière étonnante, les sentiments de la mère de Sissera pendant cette guerre :

« Elle regarda par la fenêtre ; la mère de Sissera s’est plainte à travers le grillage. "Pourquoi son char tarde-t-il à paraître ? Qui retient donc la course de ses chariots ? Ses sages compagnes la rassurent, et elle-même trouve réponse à ses plaintes. Sans doute, ils enlèvent, ils partagent le butin. Une jeune fille, deux jeunes filles par guerrier ; pour Sissera, les étoffes richement teintes, la dépouille des broderies éclatantes, des broderies doublement brodées qui brillent au cou des captives… »[1]

La Guémara analyse le terme de Yévava employé pour décrire les gémissements de la mère de Sissera.[2] Il y est mentionné que Yévava est la traduction du mot Térou’a qui apparaît dans l’un des noms de Roch Hachana : Yom Térou’a. Les Amoraïm se demandent à quel type de cri Yévava se réfère et comment cela se traduit dans le son du Chofar. Tossefot développe le lien entre les cris de la mère de Sissera et Roch Hachana. Ils mentionnent une tradition selon laquelle elle a gémi cent fois, qui est la source du Minhag (coutume) de sonner cent coups de Chofar à Roch Hachana, bien que cela soit bien au-delà de l’exigence de la Torah. Quel est le lien entre ces éléments a priori divergents ?

Rav Chabtaï Weiss chlita propose une réponse : la mère de Sissera a énormément pleuré, car elle a réalisé qu’elle subissait une grande perte par la mort de son puissant fils. De même, à Roch Hachana, nous devons parvenir à la réalisation que nous avions la faculté de réparer le monde entier sur le plan spirituel par nos actes, et que nous avons échoué à cette tâche - et de cette manière, nous avons également le sentiment d’une énorme perte.[3]

Il est possible de développer cette réponse à un niveau plus profond. Un certain nombre de commentateurs antérieurs sont d’avis qu’un descendant extrêmement illustre vint au monde en conséquence des relations entre Yaël et Sissera - Rabbi Akiva.[4] Les Kabbalistes expliquent que l’âme de Rabbi Akiva était contenue dans celle de Sissera et par sa relation avec Yaël, elle a quitté Sissera et s’est attachée au peuple juif.[5] Reb Tsadok Hacohen zatsal ajoute que Rabbi Akiva a été le personnage le plus déterminant pour rendre la Loi Orale accessible au peuple à travers la Michna et la Tossefta.[6] En conséquence, ce grand potentiel s’était trouvé avec les non-juifs jusqu’à cette période, mais désormais, se trouve chez le peuple juif. C’est cette immense perte qui a provoqué chez la mère de Sissera des pleurs si forts. En parallèle à sa douleur face à une perte monumentale, nous pleurons aussi à Roch Hachana, car nous en venons à réaliser le niveau de la perte qui résulte de notre distanciation par rapport à Hachem. Les cent sons du Chofar sont censés éveiller cette douleur et nous motiver à faire Téchouva et à commencer à accéder à notre potentiel illimité.

Le message selon lequel Roch Hachana est une période pendant laquelle nous nous concentrons sur notre potentiel se reflète dans beaucoup de domaines de ces jours saints. Le Chem Michmouël cite la Guémara selon laquelle Yossef Hatsadik a été libéré de la geôle égyptienne à Roch Hachana, et, comme nous le savons, ce jour-là, il fut miraculeusement élevé au poste de vice-roi d’Égypte.[7] Le Chem Michmouël explique pourquoi cette libération est intervenue particulièrement le jour de Roch Hachana : il relate que les événements du premier Roch Hachana ont un effet éternel sur ce jour-là tout au long de l’histoire. Le tout premier Roch Hachana, l’homme a reçu un tout nouveau niveau d’existence par l’âme qu’il a reçue. L’âme est la force motrice motivant le désir de l’homme de gagner constamment en proximité avec Hachem. En conséquence, ce jour-là, l’homme dispose d’un pouvoir supplémentaire de prendre une décision consciente de faire de formidables bonds en avant au niveau spirituel.

À la lumière de cette interprétation, il explique la Guémara sur la libération de Yossef. Le nom de la personne représente son essence. Dans cette veine, l’essence de Yossef, en se reposant sur son nom, est d’éprouver un désir constant de grandir en spiritualité.[8] Ra’hel Iménou lui a donné ce nom pour représenter son désir d’avoir plus d’enfants, en demandant : « D.ieu veuille me donner encore un second fils ».[9] Cette réaction semble quelque peu difficile à comprendre : cela ressemble à un parent qui offre un cadeau à son fils, et celui-ci en demande un autre, au lieu de remercier le parent ![10] Mais en réalité, le désir d’enfants de Ra’hel n’était pas une simple aspiration d’en avoir davantage en termes de Gachmiout (matérialité), mais c’était plutôt le résultat de son immense aspiration à œuvrer pour la Rou’haniout (spiritualité). Pour Ra’hel, avoir des enfants signifiait jouer un rôle-clé dans la création du Klal Israël (peuple juif). Sa requête d’avoir plus d’enfants était un reflet de son propre désir de mériter de jouer un rôle plus grand dans la fondation du Klal Israël. Ce n’est donc pas comparable à un enfant réclamant un autre cadeau, cela s’apparente davantage à un homme qui vient juste d’achever l’étude d’un traité et qui demande à Hachem de l’aider à en finir un autre. Ce n’est pas un signe d’ingratitude, mais plutôt l’expression du désir de la personne de progresser en Rou’haniout. De cette manière, le nom de Yossef représente l’ambition de développer constamment sa spiritualité. Le Chem Michmouël explique que l’essence de Yossef est identique à celle de Roch Hachana, en ce que tous deux reflètent un Ratson (désir) brûlant d’œuvrer constamment dans la spiritualité. Il était donc opportun que l’événement pivot permettant à Yossef d’accéder à la grandeur - sa libération de prison - intervienne le jour le plus propice à la grandeur, Roch Hachana.[11]

Nous avons vu qu’à Roch Hachana, nous exprimons notre douleur de n’avoir pas exploité notre extraordinaire potentiel et c’est une perte immense qui fait écho à l’expérience vécue par la mère de Sissera. Il semblerait que cette expression même de la douleur soit destinée à nous motiver à commencer à cheminer vers la longue route ardue vers la grandeur et à réaliser notre véritable potentiel.


[1] Choftim, 5:28-30

[2] Roch Hachana, 33b.

[3] Michbétsot Zahav, Choftim, p.96.

[4] Michbétsot Zahav, Choftim, p.73.

[5] Rema MiPano, Asarah Maamorot, Maamer ‘Hikour Hadin, ‘Helek 5, Ch.10-11. Inutile de préciser que les thèmes kabbalistiques dépassent l’auteur– nous nous contentons de citer les sources qui traitent de ces points.

[6] Pri Tsadik, Roch Hachana, Siman 13.

[7] Roch Hachana, 10b.

[8] Le nom de Yossef' provient de la même racine que le terme signifiant augmenter, ajouter.

[9] Vayetsé 30:25.

[10] Il est vrai qu’elle a remercié D.ieu : « Hachem a effacé ma honte », néanmoins sa requête d’avoir plus d’enfants doit être comprise.

[11] Chem Michmouël, ‘Helek Hamo’adim, Roch Hachana, 5676.