Même taille, même poids, même âge, même moustache, même début chaotique dans la vie. 

Chaplin et Hitler se ressemblaient et le grand Charlot restait perplexe devant leurs nombreuses similitudes. 

L'un était né dans les bouges de Londres, l'autre dans une brasserie bavaroise, d'une relation consanguine.  

Des vies mal parties sur lesquelles personne n'aurait misé un sou. 

Ces deux hommes, commençant du pied gauche, vont bouleverser le 20ème siècle, et y apposer à tout jamais leur sceau de feu. 

Nés pratiquement à la même date à 4 jours près, le 16 et 20 avril 1889, ils sont deux prototypes identiques évoluant dans un début de siècle qui s’avère houleux…

Vont-ils faire les même choix ? Tirer les mêmes conclusions ? 

Les deux veulent une revanche sur la vie, mais reste à savoir comment ils vont la prendre.

The Kid, c’est lui…

Charlie Spencer Chaplin aurait pu toute sa vie ruminer son malheur. Tout commence très mal pour lui : fils de parents du music-hall, il est envoyé à 7 ans dans un Workhouse (hospice qui héberge les faibles d’esprits, les handicapés, les filles-mères sous l'ère victorienne), son père ayant sombré dans l’alcool et sa mère souffrant de graves troubles psychiatriques. Seul au monde, à la merci des adultes, des plus forts, cette enfance, il la racontera toute sa vie à travers Charlot. 

Dans The Kid, son premier long métrage en 1921, il ne doit pas faire un gros effort d'imagination pour planter les décors de la scène d'ouverture. C'est de là qu'il vient. 

Chaplin est tout ça à la fois : le bébé abandonné dans la rue et le vagabond qui trouve ce petit fagot de langes hurlants. Il est ce nourrisson d’une mère qui ne peut plus faire face et en même temps ce SDF, qui trouve dans les poubelles un être encore plus désemparé que lui. Après maintes hésitations, Charlot adoptera cette « petite chose » perdue et sans défenses et s’y dévouera corps et âme. 

Chaplin, en descendant dans le fond de la misère, y trouve la véritable humanité.  

Dans tous ses films, il se moque des puissants, des opulents sans cœur, des installés, des nantis qui ne regardent pas plus loin que leur monocle et paradent dans de belles limousines, la barbiche lustrée. 

Parti de rien, à 27 ans, Chaplin devient l'un des hommes les plus célèbres du monde. Et pourtant, jamais son message ne se démentira. Il reste systématiquement du côté du faible, du fragile, de l’innocent. 

Dans sa vie privée, alors que sa femme et ses enfants festoient dans le grand salon de son manoir de Vevey, il ne peut pas descendre et se joindre à eux. Trop de souvenirs douloureux remontent dans la gorge de Charlot. Les 8 enfants Chaplin savent que Papa restera enfermé dans sa chambre, même à 70 ans, adulé, riche, et qu’au moment de la distribution des cadeaux devant la cheminée, il sera absent… Et à Oona, sa femme qui roule en Rolls-Royce dans les rues de la petite ville suisse, il dira souvent : « Si tu savais dans quoi j’ai grandi... » 

Charlie et Adolf s'observent

Alors que le cinéma devient parlant en 1928 et que la critique l'attend au tournant - est-ce que Chaplin saura faire parler Charlot ? - il crée son chef d'œuvre, Les Lumières de la Ville. À nouveau, il met en scène les exclus de la société : un paumé et une aveugle. La première scène commence sur les discours pompeux des notables de la ville, lors de l’inauguration d’un monument. À la place de paroles, il met dans la bouche des personnages, via la bande son, un bourdonnement insupportable, espèce de grésillement - sifflement ridicule, qui sera son clin d’œil au blabla du parlant. Le reste du film, qui sera muet, deviendra un mythe cinématographique, et terminera sur la plus belle scène du 7ème art. 

En 1936, il signe la réalisation des Temps Modernes où il dénonce un patron capitaliste, cruel, tout puissant qui abuse sans vergogne de ses ouvriers, s’inspirant de John Ford, le magnat de l’automobile (qui, soit dit en passant, était un pro-nazi et un antisémite virulent.) 

Les années 30 se profilent à l’horizon et Hitler monte au pouvoir en Allemagne. Charlot et le Führer s’observent : Hitler reconnaît vite dans l’œuvre de Chaplin les éléments de conscience et d’humanité qu’il abhorre, et appelle Charlie « le Juif Chaplin ». Ce dernier recevra l'épithète comme un grand compliment et démentira seulement du bout des lèvres. Il laissera toujours flotter un mystère sur ses origines. 

Hitler interdit la projection des films du petit vagabond au chapeau poussiéreux : le flair du Mal ne s’y trompe pas. 

Chaplin, lui, au quart de tour, comprend que l’homme est un danger planétaire. Il regarde les transmissions des discours du Führer, ses gestes saccadés de pantin, ses hurlements, et perçoit immédiatement l’anti-homme derrière cette gestuelle hystérique, derrière ce visage transfiguré par la haine et la colère. 

Il doit faire vite pour dénoncer ce qu’il pressent. Le 3ème Reich est une tumeur maligne qui est en train de grandir et Chaplin n’a que sa caméra, ses rouleaux de films pour le faire savoir. Il ne peut pas enrayer le Mal, mais le dénoncer oui, et il s’y attelle : le tournage du Dictateur dure un an, et commence 8 jours après l’invasion de la Pologne par les nazis. Même si Chaplin demeure à Beverly Hills, aux USA, il reste complètement concerné par le sort de son Europe natale et la nuit de Cristal le bouleverse. 

Le film qui sort en 1940 est un énorme succès aux USA et le public est au rendez-vous mais la critique et les politiques sont mitigés. On accuse Chaplin de compromettre les bonnes relations entretenues jusque-là avec l’Allemagne. Chaplin est un artiste, pas un politicien, et aux yeux des bien-pensants, ce petit comique, soupçonné d'être communiste, est en train de ”mettre les pieds dans le plat.” Le gouvernement nazi de son côté tentera maintes pressions pour stopper la réalisation du film. En Allemagne, il ne sortira qu’en 1945 et y recevra un accueil froid. On s’en doutait… Si la fin de la guerre marque la victoire sur le nazisme, on ne peut pas trop en demander à une population jusque là pro-nazi à 95 %... 

On raconte que le Führer à la sortie du film, l’aurait vu par deux fois, en projection ultra-privée… 

Destins parallèles

Sur l’enfance et le parcours d’Hitler, on trouve également malheur, amertume et tentative de devenir un artiste. C’est un enfant battu depuis son plus jeune âge, écrasé par un père omnipotent et menaçant. Il essaye d’entrer aux Beaux-Arts mais sa candidature est refusée. Il erre dans Vienne, seul et hargneux. La riche communauté juive de la capitale autrichienne avait mis à la disposition des sans-abris, logements et soupes populaires, qu’Hitler jeune - oh ! ironie du sort - aurait abondamment fréquentés. 

Son parcours, on le connaît. De sa tourbe, de son marasme, de son mal-être, il fabrique de la haine. Là où Charlot génère de la tendresse, lui, déverse son fiel. La défaite et l’humiliation de 14-18 deviennent sa défaite et son humiliation.

Ces destins parallèles nous interpellent. Ils creusent tous les deux un sillon dans l’Histoire, l’un de générosité, l’autre de barbarie. 

À cartes égales, ils bifurquent et empruntent chacun des chemins opposés. 

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Nos sociétés ont un faible pour les enfances malheureuses. Elles sont devenues l’excuse aux débordements et aux excès. Dans cette atmosphère, les instances juridiques se montrent parfois d’une indulgence ahurissante face au crime. 

Et c’est vrai. L’enfance est déterminante à bien des points de vue. Mais, contrairement à ce que les psychologies modernes veulent nous faire croire, elle ne décidera en rien des choix moraux d’un individu.    

Charlot, à part tout ce qu’il nous dit dans son œuvre de sensibilité, d’humanisme, d’intelligence, vient nous apprendre encore quelque chose : chaque individu est libre, terriblement libre, de choisir son destin… Quel que soit le terrain sur lequel il a poussé.