Bonjour, je m’appelle Chemouël et j’ai 28 ans.

La plupart de mes connaissances m’appellent simplement Shmuly.

Je ne suis pas du genre à raconter des histoires, je suis plutôt le style de type qui est plus doué pour l’action. C’est pourquoi il m’a fallu du temps pour rassembler toutes les parties de mon histoire et les mettre par écrit pour pouvoir la partager avec vous. 

Mon histoire a commencé il y a 18 ans. 

J’avais dix ans, un enfant assez ordinaire, comme tout le monde à l’exception d’un domaine : j’avais beaucoup de mal à rester tenir en place pour une période prolongée de temps.

Et lorsque je dis « temps », je ne vise pas ce que vous pensez probablement. Mon concept de temps est différent de celui de la majorité des gens.

Trop de temps, pour moi, c’est quelques secondes.

Ouais, je suis un ressort, si vous voulez.  

Si c’était le cas aujourd’hui, on me proposerait certainement un diagnostic assorti d’une série d’initiales (accompagné d’un ou deux médicaments), mais à cette époque, les interprétations n’étaient pas si nombreuses, et on m’affubla d’un surnom court et sympathique : Shmuly le ressort.  

Honnêtement, ça ne me dérangeait pas. Je savais que c’était vrai, et cette image me parlait.

Baroukh Hachem, je ne me plaignais pas. J’avais d’incroyables maîtres qui ne faisaient pas tout un plat de mon hyperactivité.

Tout le monde dans ma classe était habitué au fait que Shmuly le ressort était celui qui apportait au Rebbe le café en plein cours, et d’autres tâches de ce type, destinées à me tenir occupé. 

Et honnêtement, j’aimais aussi cet arrangement.

Je m’asseyais en face du Rebbe et tentais difficilement d’écouter et de comprendre ce qu’il enseignait.

Et lorsque je ne pouvais plus me concentrer (généralement au bout de quelques minutes), je cherchais quelque chose à faire. 

A ce moment-là, j’entendais la voix du Rebbe m’appeler : « Shmuly, va nous chercher s‘il te plaît de la craie. » Tout content, je me levai et accomplissais la tâche demandée.  

C’est à peu près ce à quoi ressemblait ma vie à l’école.

Un matin, alors que nous attendions que notre Rebbe entre dans la classe, le directeur entra à sa place. Debout derrière le bureau du maître, il demanda le silence.

« Je suis désolé de vous annoncer ceci, mais votre Rebbe est soudainement tombé malade et a dû subir une intervention d’urgence hier soir.

Il ne viendra pas ces prochaines semaines. »

Nous étions sous le choc. Nous aimions notre Rebbe et étions vraiment inquiets pour lui.

Le directeur poursuivit : « Alors, les garçons, récitons maintenant des Téhilim pour sa guérison. »

Nous récitâmes des Téhilim avec une ferveur particulière pour la guérison rapide de notre maître.

Ce jour-là, le directeur enseigna à notre classe, mais le jour suivant, il entra en classe avec un homme que nous ne connaissions pas. 

 « Les enfants, annonça le directeur, c’est le Rebbe remplaçant. Il sera votre remplaçant jusqu’à ce que votre Rebbe se remette, avec l’aide de D.ieu. »

Le Rebbe remplaçant se dirigea vers la table du Rebbe, et le directeur quitta la classe.

Je ne sais pas ce qui me fit immédiatement réaliser que ma vie ne serait pas facile avec ce Rebbe remplaçant.   

C’était peut-être l’expression sévère de son visage ou la voix rauque avec laquelle il s’adressait à nous, mais quelque chose me dit que les ennuis ne tarderaient pas à commencer bientôt.  

J’avais raison. Quelques minutes plus tard, je sentis une lourde ombre derrière moi.

Je levai les yeux et vis le Rebbe m’observer furieusement à travers ses lunettes sales. 

« Que fais-tu ? » tonna-t-il.

Je fis tomber le bel avion en papier que je venais de finir. Le bel avion n’avait aucune chance dans le poing crispé du Rebbe et je sentis mon cœur se déchirer en moi en parallèle. 

Je me retrouvai, honteux, dans le bureau du directeur.

Après la pause, je retournai en classe. Mais ce scénario se répéta à plusieurs reprises avec diverses variantes.

Au bout de quelques jours d’une frustration croissante de tous côtés, mes parents furent convoqués à l’école.

« Dans ma classe, tous les élèves doivent étudier, déclara le Rebbe remplaçant sur un ton ferme. Que pensez-vous qu’il va devenir s’il n’emploie pas son cerveau ? »

Il refusa de me laisser accomplir les diverses tâches qui avaient été mon apanage jusque-là.

Chaque jour, j’étais puni et renvoyé de la classe, humilié. Je commençai à ressentir une déception et un dégoût à mon encontre.

J’avais toujours su que je n’étais pas exactement un enfant typique.

Je savais que j’étais plus doué de mes mains que de l’intellect, mais j’avais toujours réussi à m’en sortir d’une façon ou d’une autre, grâce à l’énergie dont Hachem m’avait doté et le fait que j’aimais aider les autres. 

Mais pour le Rebbe remplaçant, ces qualités ne valaient rien.

Un jour, le remplaçant décida de convoquer une réunion urgente pour discuter de mes problèmes. Mes parents et moi fûmes tenus d’assister à une longue et douloureuse conversation. 

Je me souviens que mon père avait tenté de s’exprimer ainsi : « Notre Shmuly a d’autres qualités. Son esprit n’est peut-être pas si brillant, mais il a des mains en or », mais le Rebbe n’avait pas permis à mon père de dire un mot. 

Je me souviens comment le visage du Rebbe avait alors rougi. Il avait pointé un doigt vers moi et crié : « Si tu ne commences pas à te servir de ta tête, tu seras un bon à rien ! A rien ! »

Puis il ajouta à voix basse : « De bonnes mains feront de toi un bon plombier, rien de plus. »

Les jours passèrent, et enfin, enfin, notre Rebbe habituel guérit et revint en classe.

Je ne vis plus jamais le Rebbe remplaçant. 

Avec le temps, je réussis même à oublier ses propos humiliants. La majorité du temps.

Parfois, de manière inattendue, j’entendais ses termes dans ma tête et me recroquevillais, humilié. 

Lorsque cela se produisait, je me sentais comme un zéro absolu. 

Pouvais-je uniquement arriver à ça ? Un plombier ? Ne pouvais-je réellement rien faire de plus ? Ne valais-je vraiment rien ?!

Je dois avouer que ceci ne se produisait pas souvent. La plupart du temps, j’étais occupé à réaliser les innombrables tâches trouvées par mes maîtres pour me tenir occupé et confiant. 

Je grandis, finis le ‘Héder, puis la Yéchiva Kétana. Je fus accepté dans une bonne Yéchiva Guédola grâce à mes autres nombreux talents.

Je n’étais peut-être pas l’élève le plus brillant de la classe, mais j’avais d’autres atouts. 

Les nombreux petits boulots que je fis à la Yéchiva m’aidèrent énormément. Je me sentais fier et heureux à la Yéchiva et aux camps d’été. 

Lorsque je commençai les Chidoukhim, je savais plus ou moins le genre de jeune fille que je désirais épouser. Peu de temps après, je rencontrai mon épouse qui me voulait exactement comme j’étais.

Nous nous mariâmes et je commençai ma vie mariée au Kollel.

Bien entendu, dans le même temps, je cherchai de l’action pour remplir également ma journée ; quelque chose qui me garderait occupé tout en me permettant d’être bien dans ma peau.   

Je trouvai ma place dans une équipe d’intervention d’urgence d’Israël, un boulot qui me sauve d’une certaine façon. 

Je fais de nombreuses gardes, j’arrive toujours le premier sur les lieux et suis toujours le dernier à partir.

Certains pourraient faire la grimace en entendant ceci, mais j’aime les scènes et l’action, et surtout, l’immense ‘Hessed (actes de bonté) que je peux accomplir pour les autres dans les moments les plus critiques de leur existence. 

Lentement, je commençai à gravir les échelons. Je fis des formations avancées. A un certain point,  le MDA (Maguen David Adom) devint mon second foyer.

Une nuit, je me levai au son du répartiteur demandant aux bénévoles du coin de se hâter vers une urgence non loin de là.  

Apparemment, quelqu’un avait perdu connaissance et avait besoin d’aide.

L’adresse n’était pas à côté de chez moi, mais je ne sais pourquoi, je décidai de m’y rendre néanmoins à toute vitesse.

J’imaginai que peu de bénévoles se trouvaient dans ce quartier, et compte tenu de l’heure tardive, il était peu probable que quelqu’un arrive rapidement sur les lieux.

Les quartiers-généraux du MDA étaient également trop éloignés des lieux.

Je sautai dans la voiture et roulai rapidement en direction de l’adresse annoncée par le répartiteur. 

Dès que j’arrivai, je réalisai que j’étais en effet arrivé le premier. J’attrapai ma trousse de premier-secours et montai les escaliers en courant. 

Les voix paniquées et la lumière provenant d’un appartement me conduisirent directement vers un homme âgé allongé sur le sol du salon.

Une femme était debout à côté de lui, certainement son épouse, qui pleurait de manière hystérique. 

Je pris rapidement sa tension et commençai la réanimation. La situation n’était pas brillante.

Pas de pouls, pas de respiration.

Pendant que je travaillais, un volontaire de Hatsala arriva sur les lieux et commença à travailler avec moi.

Ni pouls, ni respiration, rapportais-je à la station. Envoyez une MICU d’urgence. Le bénévole de Hatsala et moi-même continuâmes à travailler furieusement. 

Ce gars n’a pas vraiment beaucoup de chance de s’en sortir, pensais-je. Qui sait combien de temps il est allongé comme ça, dans cet état. 

Mais j’ai l’habitude de laisser mes pensées sur mon propre oreiller lorsque je tente de m’endormir le soir. A présent, je devais me concentrer sur ce que je devais faire. 

L’ambulance arriva, chargée d’équipement plus performant.

L’équipe dans sa totalité continua à faire de son mieux, mais rien. L’homme ne se réveillait pas. 

L’équipe renonça, mais je refusai d’abandonner. Je continuai à investir toute l’’énergie que je pouvais rassembler, sans réfléchir.

Yaïr, un auxiliaire médical comme moi, plaça sa main sur mon épaule. Son regard me disait : laisse tomber, c’est peine perdue. 

Mais je continuai néanmoins.

Les autres gars me connaissaient déjà. Ils n’allaient pas tenter de m’expliquer pour la énième fois que j’étais top naïf.

J’appuyais, j’appuyais encore, puis soudain, je sentis un changement. 

Je vérifiai soigneusement, puis me mis à hurler comme un fou : le pouls s’était mis à battre ! Il y a un pouls !

Les auxiliaires médicaux observèrent le patient et réalisèrent immédiatement que j’avais raison. Ils se mirent tous fiévreusement à l’œuvre.

Ils réussirent à le stabiliser plus ou moins et à le conduire en toute urgence à l’hôpital le plus proche avec son épouse en larmes. 

Honnêtement, j’étais très bouleversé lorsque je les vis partir.

Je suis dans ce domaine depuis des années, mais il est encore rare de réussir une réanimation - en particulier dans un cas pareil, où l’homme était resté inconscient pendant si longtemps. 

Je rassemblai mes affaires et rentrai chez moi.

Un mois passa et j’oubliai presque l’incident.

Un matin, mon téléphone sonna. 

« Bonjour, c’est Shmuly de MADA ? »

« Oui, à qui ai-je l’honneur ? »

Le jeune homme au bout du fil m’annonça qu’il était le petit-fils du vieil homme.

Mes pensées retournèrent vers cette nuit décisive, et je lui demandai, hésitant : « Comment se porte-t-il ? »

Je n’étais pas sûr de ce que j’allais entendre. Je savais que peu de gens survivaient après avoir été privés d’oxygène pendant si longtemps, et même ceux qui survivent sont gravement handicapés en conséquence. 

« Vous ne pouvez pas vous imaginer, dit le petit-fils, ému, vous nous avez rendu notre grand-père ! »

J’étais si ému que je ne pus formuler le moindre mot. 

Le jeune homme me relata qu’ils avaient cherché pendant toute une semaine le numéro de téléphone de l’ange qui avait sauvé leur grand-père. C’est ainsi qu’il me décrivit. 

Il m’expliqua que son grand-père avait été libéré de l’hôpital et était redevenu lui-même.  

« Nous aimerions que vous vous joigniez à nous à la Séoudat Hodaya (repas de remerciements) que nous organisons en l’honneur de ce miracle ! »

Je ne pouvais pas refuser. Je me souvenais de l’adresse, je lui demandai juste la date et l’heure.  

Le jour du repas, je retournai dans cette maison. L’appartement était rempli de famille et les tables étaient chargées de gâteaux et friandises. 

Ils m’accueillirent tous par des accolades et des cris de joie. Je n’avais jamais rencontré ces gens auparavant, mais il semblait que j’étais comme de la famille pour eux.

On me donna une place en bout de table, à côté d’un homme à l’allure digne, portant une barbe blanche.  

Son visage me semblait familier, mais je le voyais désormais avec un teint sain.

Lorsqu’il m’aperçut, il se leva et me prit chaleureusement dans ses bras. Je sentis ses larmes mouiller mon épaule, puis mes propres larmes coulèrent le long de mes joues. 

Il murmura des paroles de remerciements, et il était clair qu’il était très, très ému.

Je ressentis moi-même ma propre tempête d’émotions, et non seulement pour l’occasion qui m’avait été donnée de sauver la vie de cet homme. 

Avec une clarté étonnante, je réalisai soudain que cet homme qui m’observait avec des yeux tellement remplis de gratitude n’était autre que l’enseignant de mon enfance, le Rebbe remplaçant. 

Sa voix avait fait remonter tous ces souvenirs à la surface, mais je n’en avais aucun doute.

Je lui posai délicatement quelques questions sur sa vie et d’où il était originaire. Oui, c’était bien lui ! 

Il ne reconnaissait pas, apparemment, mais c’était compréhensible. Contrairement à lui, j’avais considérablement changé depuis l’âge de dix ans.

J’eus du mal à me contenir. Je ressentis un besoin inexplicable de lui dire qui j’étais.

Je demandai à l’un de ses fils, assis à côté de moi, de parler à son père en privé. 

Il me regarda, surpris, mais apparemment, mon statut de sauveur contribua à éviter ses questions.

Il se leva et murmura quelques mots dans l’oreille de son père.         

Je vis le Rebbe me regarder, puis il hocha de la tête en signe d’assentiment. 

On nous conduisit dans une chambre à l’écart. Après nous être assis tous deux sur un lit et que la porte fut fermée derrière nous, j’éclatais en pleurs incontrôlables.      

J’avais prévu de lui parler, mais la vague d’émotions était plus forte que moi. Je n’avais pas réalisé, jusqu’à ce moment-là, à quel point il m’avait blessé au pus profond de moi.

Je sentis ses mains sur ma tête, puis entendis ses termes apaisants tentant de me calmer. Il ne comprenait pas ce qui m’arrivait.

Après m’être calmé quelque peu, je levai des yeux rougis et commençai à lui dire qui j’étais. 

Il lui fallut quelques instants pour se souvenir de moi.

« Tu es Shmuly ? » pointa-t-il un doigt tremblant vers moi. Je vis qu’il commençait à comprendre, et son visage se mit à pâlir terriblement.

Je sentis la panique m’envahir. J’avais déjà vu son visage avec cette teinte. Mais lentement, il reprit des couleurs. Puis ce fut son tour de pleurer.  

Nous n’échangeâmes pas plus de quelques mots, mais j’avais l’impression d’avoir passé des heures à converser.

Nous n’avions pas besoin de mots, les larmes disaient tout. 

La profonde blessure, la frustration et la douleur, l’effet insidieux de sa conduite envers moi dans la classe et également son regret, son remords. 

Il me prit à nouveau dans les bras, et je lui rendis son accolade, sentant le pardon m’envahir. Je me sentis libéré d’un très gros poids.

Nous retournâmes vers le salon, ayant tous deux les yeux rougis et le visage  rougi. Les personnes présentes nous regardèrent, stupéfaites. 

Lorsque le Rebbe remplaçant arriva au niveau de sa chaise, il me fit signe de m’asseoir sur la chaise adjacente, mais il resta debout. 

Il annonça à tout le monde qu’il voulait dire quelques mots. 

En quelques secondes, le silence s’installa. Il était évident que tout le monde voulait savoir ce qui s’était passé.

Mon Rebbe commença d’abord à louer ma conduite qui avait sauvé sa vie. 

Il mit particulièrement l’accent sur les efforts illogiques que j’avais investis en dépit du fait qu’objectivement, il n’y avait plus d’espoir. 

Il se concentra sur le point principal, selon lui : j’avais investi tout mon être envers et contre tout, et avais eu recours à mon cœur, et non mon intellect. 

Puis il dévoila à tout le monde qui j’étais et où nous nous étions rencontrés pour la première fois.

Il leur raconta tout. 

Il répéta les termes qu’il avait employés alors, lors de cette rencontre fatidique avec mes parents, et ce qu’il avait dit sur moi devant toute la classe.

A ce stade, tout le monde dans l’assistance pleurait sans se cacher. 

D’une voix brisée, il se tourna vers moi et me demanda à nouveau pardon.

Je ne pouvais pas parler. Je fis un geste d’acquiescement, tant j’étais submergé de sanglots. 

Puis le Rebbe finit par un cri du cœur.

« Il y a vingt ans, je t’avais dit que tu n’utilisais pas ton cerveau. Mais ce qui m’a sauvé précisément ici, c’est le fait que tu n’ais pas utilisé ton cerveau, mais ton cœur.

Il y a des années, je pensais que tu avais un problème et que tu ne pensais pas assez. Maintenant je sais que ce que tu possèdes, c’est un cœur immense. »  

Il me prit à nouveau dans les bras, et je lui rendis son accolade. 

Voilà mon histoire.

Il ne m’a pas été aisé de l’écrire. Vous avez certainement compris que je ne suis pas du genre à m’assoir facilement pour mettre les choses par écrit.

Mais j’ai fait l’effort néanmoins, parce que j’aimerais que vous reteniez ceci :

Certains enfants ont une bonne tête.

D’autres ont un grand cœur.

Et ils sont tous les enfants d'Hachem.