Le 27 Nissan, l’Etat hébreu se recueille annuellement pour Yom Hashoah. Cette date n’est pas fortuite et a été choisie car elle marque la révolte du ghetto de Varsovie et souligne le courage de ceux qui ont pris les armes et ont osé la révolte lors des années noires de notre peuple. Certains en Israël déplorent ce choix, comme d’ailleurs le nom donné aux cérémonies : “Jour de la Shoah et de la vaillance” (Yom Hashoah Véhaguévoura). Ils pensent qu’il est inconvenant face aux victimes qui sont mortes les mains nues d’avoir essayé de “rehausser” le souvenir de la Shoah en lui accolant un terme de bravoure armée. L’héroïsme, pour eux, était partout et pas seulement lors de la rébellion avec fusil en main.

Laissons là les débats. Il n’en reste pas moins que le jour est solennel et fortement marqué dans tout le pays : écoles, établissements gouvernementaux et bien sûr les médias retransmettent des témoignages durant toute la journée. Les survivants, de leur voix chevrotante entrecoupée de pauses pour reprendre leur souffle, racontent l’ineffable. On croyait tout savoir sur l’horreur, eh bien non ! 

La Croatie et ses collabos, les Oustachis, ont laissé les nazis surpris par une cruauté qui les dépassait de beaucoup, eux, les maîtres aryens. Professeur Guideon Greif, historien israélien de la Shoah, compte 57 différentes façons d’assassiner des Juifs en Croatie. 

Le diable d'Auschwitz, Dr Mengele, s’avère être un docteur de seconde zone, comparé à son supérieur, Herr Doktor Ernst Robert Grawitz, haut responsable des expériences médicales sur les humains dans les camps du 3ème Reich. Il cumulait les fonctions, puisqu'il était aussi le chef de la Croix-Rouge allemande. C’est lui qui eut l’idée de transporter les boîtes de Zyklon B dans des ambulances marquées du signe de la “grande” organisation de secours, dont la vocation était, souvenons-nous en, la protection et le sauvetage de populations lors de conflits… !

La logique en déroute

La Shoah est le plus brutal des virages de l’Histoire universelle. C’est un événement qu’on peut qualifier de “surnaturel” dans cette perspective. Il échappe à toutes les tentatives de définition et classification, est sans précédent dans la quantité et la manière dont il s’est produit, dépasse l’entendement et laisse les historiens les plus sérieux déroutés. On a dû inventer le mot “génocide” (Raphaël Lemkin en 1944) à la fin de la guerre devant l’ampleur de la catastrophe. Le terme n’existait pas jusque-là.

Soudain, en plein milieu du 20ème siècle, la plus civilisée des nations, celle de la Kultur, de la pensée, du raffinement, des humanistes, de la poésie et de la musique, organise en quelque années le plus grand crime jamais perpétré au monde, sur un peuple entier, qui, objectivement, ne constituait pas une menace. Le Juif allemand est dans sa majeure partie assimilé, citoyen exemplaire, participe à l'effort de guerre et apporte au pays qui l’accueille, cerveaux remarquables et essor économique non négligeable. Il attise la jalousie, soit. Mais ce n’est pas nouveau. 

Suite à la défaite de la Grande Guerre et à la Dépression des années 20, des buveurs de bière vont se réunir et épancher leur amertume dans des tavernes bavaroises. Ils refont le monde en soulevant leur chope à la santé de l’Allemagne humiliée. Ils réussiront à prendre le pouvoir avec à leur tête, un peintre raté, décoré de la Croix de Fer et assoiffé de revanche pour sa Deutschland adorée. Il déverse sa rancœur sur les Juifs et affiche ouvertement son antisémitisme. Les Allemands se reconnaissent à l'unanimité (ou presque) en lui. 

Mais rien de tout cela - et chaque historien sérieux l’avoue -, ne peut véritablement expliquer l’explosion de rage, l’intensité et les dimensions du Mal, la collaboration spontanée au meurtre par les populations occupées, l’inversion effarante des valeurs morales qui saisit le monde civilisé. Le plus grand écrivain du 20ème siècle, Franz Kafka, juif né à Prague en 1883, sentira les vibrations malsaines du monde qui l’entoure et prophétisera 30 ans à l’avance la tempête qui allait se lever. Il présente dans son œuvre le thème récurrent de l’homme accablé et inculpé sans aucune raison. Dans “Le Procès” (1914), un monsieur tout-le-monde, n’ayant rien à se reprocher, dénommé Joseph K., reçoit un beau matin la visite d’hommes étranges qui frappent à sa porte pour l’arrêter… Kafka n’explique rien mais pressent tout. Ses trois sœurs mourront en déportation. 

Même l’incontournable Primo Levi (1919-1987), qui dans son livre “Si c’est un homme”, décrit son passage sur la planète Auschwitz, rappelle qu’aucune langue jusqu'à maintenant n’existe pour décrire ce qu’il a vu là-bas. Il faudrait inventer un nouveau langage pour en parler.

Levi, littéraire et scientifique (chimiste de profession) alliant la sensibilité du juif italien méditerranéen et l’analyse précise du chimiste qu’il était, dresse dans son chef-d'œuvre le portrait d’hommes et de situations vécues au Lager, le camp allemand. Mais lui aussi doit avouer qu’il ne trouve pas d’explication rationnelle. Il reste interdit devant le déferlement de barbarie contre son peuple, et l'extermination systématique d’hommes, femmes et enfants, coupables d'être juifs.

La Shoah constitue un défi pour le croyant comme pour l’athée.

Pour le croyant bien sûr, car toutes les notions sur lesquelles la base morale de l’humanité repose, reflétant la Volonté divine d’un monde bon et juste, semblent ici être balayées. Comme si - à D.ieu ne plaise -, deux entités distinctes du cosmos se confrontaient sans merci. Mais elle constitue également une gageure pour l’athée, qui devant le déferlement du Mal, choisit en fin de compte le néant où se rejoignent bourreau et victime, sans salut, sans justice et sans châtiment.  

Le président du recyclage…

Cette année lors de la « Marche des Vivants », qui n’avait pas eu lieu depuis deux ans à cause du coronavirus, 2.500 personnes, juives et non juives, ont défilé de Auschwitz à Birkenau. On remarque au bras du déporté Edward Mossberg une personnalité politique qui a tenu à être à la tête du défilé : le président polonais Andrzej Duda. Les organisateurs de la Marche n’ont sans doute pas pu lui refuser sa demande. Mais que fait donc l’homme qui, il y a moins d’un an, a signé la limitation de restitution des biens spoliés pendant la guerre, en tête des cérémonies ? Celui-là même qui a émis en 2018 une loi visant à incarcérer toute personne qui entacherait la réputation de la Pologne en l’accusant d’avoir collaboré avec l’ennemi nazi ! Quand on sait les propensions des délations et des exactions commises par les Polonais sur les populations juives - souvent spontanément et sans même attendre les ordres des Allemands -, on comprend mieux le cynisme de cet homme.  

Duda blanchit la Pologne, décline toute responsabilité, lave plus blanc et habilement donne le bras à un déporté. 

Lors de cette Marche, dans un autre registre, on a respecté une minute de silence en brandissant les drapeaux bleu et jaune de l’Ukraine.

Avec toute notre compassion pour ce qui se passe dans ce pays mis à feu et à sang par son voisin russe, on se demande ce que vient faire cette minute de silence dans les commémorations de la Shoah. 

Non, l’Ukraine et les événements tragiques qui s’y déroulent n’ont absolument rien à voir avec les persécutions de la Deuxième Guerre mondiale. Celui qui tente d’y mettre un trait d’union se fourvoie. Certains le font par innocence, par ignorance de ce qu’il s’est passé alors mais, sans le savoir, ils servent “les récupérationistes”. L’amalgame, le recyclage systématique de la Shoah, la comparaison avec d’autres événements font partie de la négation. On amoindrit la catastrophe du peuple juif, on la dilue avec des conflits présents, on l’utilise et l’on trahit vilement sa mémoire.

……………………………………………………………………………….

La sirène qui marque à 10h00 le début des commémorations me surprend dans un bus en route pour Guéoula, le quartier juif religieux de Jérusalem. Le bus s’arrête, et sur les lèvres des passagers, je surprends de légers mouvements. Ils lisent tous un chapitre des Téhilim. Ils honorent l’âme des défunts tout en respectant les commémorations officielles du pays. J’aime ces gens et leur façon de rendre hommage aux disparus.

‘Am Israël ‘Haï !