On connait toutes la fameuse histoire : Ya’acov a été dupé par son beau-père et a épousé Léa, alors qu’il souhaitait en fait épouser Ra’hel (sa sœur) ! Suite à ce mariage, Léa aura toujours l’impression d’être le “second choix”. Le texte nous dit même que Léa était “détestée”. Ra’hel a également eu son lot de souffrances puisque, pendant douze ans, elle n’a pas eu le bonheur d’enfanter, tandis que sa sœur Léa a eu six enfants l’un après l’autre : “Ra’hel, voyant qu'elle ne donnait pas d'enfants à Ya’acov, conçut de l'envie contre sa sœur”.

Voici le verset bouleversant qui résume en quelques mots seulement le terrible malheur que traverse chacune des deux sœurs :

Hachem voyait que Léa était dédaignée [...] tandis que Ra’hel fut stérile. [1]

Toute cette Paracha semble donc nous décrire deux sœurs qui sont rivales et qui se jalousent mutuellement dans le domaine où l’autre réussit. Léa, souffrant d’un manque d’amour, est jalouse de l’amour que porte Ya’acov à Ra’hel. Tandis que Ra’hel, luttant contre la stérilité, est jalouse de sa sœur et des six enfants qu’elle a mis au monde.

Pourtant, quand on analyse plus en profondeur, on découvre que la réalité est toute autre.

Commençons par Ra’hel. Elle a cédé sa place à sa sœur en la laissant se marier avec Ya’acov qui, pourtant, lui était destiné depuis toujours En effet, en voyant que son père Lavan a invité toute la ville au mariage, elle prend sa sœur en pitié et se dit qu’elle ne peut pas la laisser se faire humilier devant tout le monde ainsi réuni [2]. Par la suite, en plus de la frustration de ne pas être la femme exclusive de Ya’acov, elle est confrontée à l’infertilité : pendant douze ans, elle n’arrivera pas à tomber enceinte ! Elle en souffrait tellement que, pour elle, c’était comme si elle était morte. Suite à cela, Ra’hel va demander à sa sœur Léa les mandragores que son fils lui a apporté, les mandragores étant à l'époque des plantes réputées pour leurs vertus fertilisantes. La réponse de Léa est sans appel : "N'est-ce pas assez que tu te sois emparée de mon époux, sans prendre encore les mandragores de mon fils ?" [3]

Quelle réponse choquante ! Aurait-elle oublié ce que sa sœur a fait pour elle ?

Le Rav Schwardon explique que lorsque Ra’hel a cédé sa place à sa sœur sous la ‘Houppa, elle l’a fait de façon à ce que Léa ne se rende jamais compte qu’elle lui rendait un service. En effet, Ra’hel, qui connaissait la fourberie de son père, avait prévu au préalable un “code” avec Ya’acov. Lorsque Ra’hel a décidé, quelques minutes avant la ‘Houppa, de dévoiler le code à Léa, elle lui a simplement donné l’information qui permettrait de répondre à la question de Ya’acov. Le plus incroyable, ce n’est pas tant l'abnégation dont Ra’hel a fait preuve le soir de la ‘Houppa lorsqu’elle a cédé sa place à sa sœur, mais le fait qu’à aucun moment, Ra’hel n’a fait sentir à sa sœur qu’elle lui était redevable de quoi que ce soit ! La preuve en est la réponse qu’elle donne à sa sœur lorsque Ra’hel lui demande les mandragores. Cette réponse prouve que Léa n’avait pas l’impression qu’elle était redevable envers Ra’hel, car, tout simplement, elle ignorait totalement le sacrifice qu’elle avait fait pour elle.

De son côté, Léa va faire preuve également d’une grande bonté vis-à-vis de sa sœur. En effet, le Talmud [4] nous raconte que lorsque Ra’hel est enfin tombée enceinte, Léa était également enceinte de son septième enfant, et elle s’est mise à adresser une prière à Hachem : “Maître de l’univers ! Je sais que douze tribus doivent naître à Ya’acov. J’ai déjà six fils, et Bilha et Zilpa en ont chacune deux. Si l’enfant à qui je m'apprête à donner naissance est encore un fils, la part de Ra’hel dans le peuple juif ne sera que d’un fils, moins que la part des servantes !”. À la suite de sa prière, Hachem permuta les deux fœtus de Ra’hel et de Léa. Léa qui portait en elle Yossef est devenue enceinte de Dina et vice-versa. 

Ainsi, même lorsque nous étions en droit de penser qu'il y avait une certaine rivalité entre les deux, le Midrach souligne qu'il n'y avait en réalité qu'amour et respect. Nos Sages nous disent : “Bien qu’il est dit : "Ra’hel enviait sa sœur", en réalité, c'est pour nous enseigner qu'elle enviait ses bonnes actions” [5] 

De même, un autre Midrach confirme cela en nous racontant que, lorsque le Beth Hamikdach a été détruit, Ra’hel a bondi devant Hachem et lui a dit : “Le soir où j’ai donné ma place à ma sœur et que je lui ai transmis le signe que j’avais convenu avec Ya’acov, afin qu’il croie que c’était elle, j’ai fait preuve de bonté envers elle, et je n’ai point été jalouse d’elle, et j’ai fait en sorte qu’elle ne se sente jamais humiliée…” [6]. C’est justement cette solidarité exceptionnelle entre les deux sœurs - alors qu’elles auraient eu tout pour être jalouses l’une de l’autre - qui va conférer un tel mérite au peuple juif, au point de convaincre Hachem de mettre fin à l’exil !

Ainsi, la jalousie meurtrière qui caractérise le rapport de toutes les fratries dans la Torah, depuis Caïn et Abel, en passant par Its’hak et Ichma’ël, ou encore Ya’acov et ‘Essav, est ici fortement contrastée par la complicité sans limites de ces deux sœurs, œuvrant de tout cœur l’une pour l’autre.

En effet, loin d’être jalouses l’une de l’autre, elles se sont soutenues l’une l’autre chacune au moment de leurs souffrances mutuelles. Au moment où Léa en avait besoin, Ra’hel a fait le nécessaire pour que sa sœur ne soit pas humiliée. Et à l’inverse, quand Ra’hel était désespérée de ne pas avoir de fils, ce furent les prières de sa sœur Léa qui lui ont permis de porter Yossef en son sein.

Ces deux sœurs, liées spirituellement depuis toujours, ont créé à elles deux l’intégralité du peuple juif. Mais leurs actions ont fait bien plus que créer la Nation Juive : elles nous servent d’exemples et même de protection, depuis la nuit des temps, et encore jusqu’à nos jours, et, ce, de façon éternelle !

 

[1] Béréchit (29,31)

[2] Béréchit Rabba (70,17)

[3] Béréchit (30,15)

[4] Béréchit Rabba (72,6)

[5] Béréchit Rabba (71,6)

[6] Eikha Rabba (Pessi’hta 24)