Entre souvenirs d’enfance, pratiques ancestrales et miracles de la Ghriba, l’ancien ministre tunisien dévoile pour nous les richesses d’une communauté unique, profondément attachée à son histoire et à sa terre.

René Trabelsi est né à Djerba en 1962. Homme d’affaires dans le tourisme et la restauration, il a été nommé en 2018 ministre du Tourisme et des Transports de Tunisie. Très impliqué dans la préservation du patrimoine juif djerbien et dans l’organisation du pèlerinage annuel de la Ghriba, une tradition perpétuée de père en fils depuis des générations, il brosse pour nous le tableau d’une communauté fascinante et pleine de vie et nous révèle les dessous d’un pèlerinage qui continue d’attirer des milliers de Juifs chaque année.

M. Trabelsi, vous qui êtes né et avez grandi à Djerba, parlez-nous de vos souvenirs d’enfance les plus marquants.

Les coutumes de la communauté juive djerbienne sont très spécifiques et remontent à la nuit des temps. À Djerba, les Juifs font entrer Chabbath très tôt, à l’heure de Plag Haminha, soit en début d’après-midi, et ils le font sortir à l’heure de Rabbénou Tam, ce qui leur permet d’observer l’équivalent d’un ou voire même de deux Chabbatoth supplémentaires par an ! Je me rappelle de ma mère allumant les bougies de Chabbath 2 heures avant l’heure indiquée sur les calendriers. À Djerba, comme au temps de la Guémara, le grand rabbin monte sur les toits de la ville et sonne longuement du Chofar pour annoncer l’entrée du Chabbath. La synagogue qui peine à contenir tous les Cohanim lors de la Birkat Cohanim le Chabbath, la multiplication des Minyanim afin que tous les Cohanim puissent monter à la Torah au moins une fois dans l’année, les fidèles qui retirent leurs chaussures à l’entrée de la synagogue, puisque la totalité de l’espace est réservé à la Birkat Cohanim… Ce sont des images indélébiles que je porte en moi et qui continuent de rythmer la vie des Juifs de Djerba.

Il paraît que la communauté juive de Djerba aurait été sauvée in extremis de l’extermination par les nazis. Pouvez-vous nous raconter ce qu’il s’est passé ?

Vers la fin de la guerre, les nazis de mémoire maudite ont réussi à atteindre l’île, où ils avaient entendu qu’une grande concentration de Juifs vivait. Sur place, ils ont tenté d’organiser des rafles, notamment pour enlever les jeunes filles de la communauté, et surtout de détruire la synagogue de la Ghriba. Les Rabbanim ont alors réussi à négocier avec les SS, leur assurant que les Juifs de Djerba étaient très fortunés et qu’ils avaient mieux à gagner en prenant leur argent plutôt qu’en les tuant. C’était un Chabbath. Miraculeusement, les nazis se sont laissé convaincre ; ils ont emporté 40 kg d’or (!) qui étaient incrustés dans les portes de la synagogue tout en laissant la vie sauve à la communauté.

Parlez-nous de la communauté juive aujourd’hui : sa jeunesse, ses pratiques, etc.

La communauté juive de Djerba est grâce à D.ieu parfaitement orthodoxe, il n’existe pas de Juif qui n’observe pas de manière très pointilleuse la Torah et les Mitsvot. On ne recense aucun cas de divorce sur l’île, même à l’époque moderne. Ils restent en même temps très attachés aux traditions ancestrales qui font la spécificité de Djerba. Ce sont des Juifs simples et authentiques, qui sont pour la plupart commerçants, souvent bijoutiers ou restaurateurs, et qui jouissent d’une situation tout à fait honorable. Il faut savoir que 1400 touristes visitent l’île chaque jour, ce qui contribue sans aucun doute à l’essor économique de la communauté. Ils sont grâce à D.ieu tous propriétaires de leurs biens. Concernant la jeunesse, je vais vous raconter un fait très intéressant : il faut savoir que la Chéhita djerbienne est reconnue dans le monde entier pour sa qualité irréprochable. Or depuis plusieurs années, de nombreux jeunes de la communauté choisissent d’apprendre le métier de Chohèt, ils obtiennent leur diplôme des mains du Grand-Rabbin de Tunisie Rav ‘Haïm Bittan, et ils vont s’exporter pour plusieurs mois notamment au Brésil, à Panama et d’autres pays encore pour y assurer l’abattage rituel. Il s’agit d’un métier très attractif qui attire de nombreux jeunes. De manière générale, je dirais qu’il fait bon vivre à Djerba, la communauté entretient de très bons rapports avec les autorités qui la tiennent en estime et l’idée de quitter l’île pour d’autres horizons n’attire pas spécialement ses membres.

Vous êtes depuis de très nombreuses années responsable de l’organisation du pèlerinage de la Ghriba. Faites-nous plonger dans l’atmosphère unique de ce pèlerinage annuel…

Le pèlerinage de la Ghriba est l’un des plus anciens du monde juif, puisqu’il remonte à deux millénaires, avec l’arrivée des premiers Juifs sur l’île. Chez nous spécifiquement, il s’agit d’une tradition familiale : déjà de son temps, mon arrière-grand-père en était le responsable, puis mon grand-père, puis mon père (dès sa Bar-Mitsva !) et enfin moi-même… Mes enfants à leur tour reprennent le flambeau. Chaque année, environ 5000 Juifs du monde entier (on voit même des Américains !) se rendent à la magnifique synagogue de la Ghriba à l’occasion de Lag Baomèr, puisque Rabbi Méir Ba’al Haness et Rabbi Chim’on Bar Yo’haï sont deux saints particulièrement vénérés pas les Juifs tunisiens. Après l’attentat de 2002, on a enregistré une baisse de fréquentation, mais c’est rapidement remonté les années suivantes. Au fil du temps, de très nombreux miracles ont été rapportés, notamment concernant des femmes stériles qui sont tombées enceintes et ont eu un accouchement facile, des célibataires qui ont trouvé leur Zivoug dans l’année ou encore des malades qui ont guéri après être venus péleriner à la Ghriba. Je connais personnellement des centaines de cas de délivrances de ce type. Même les Musulmans connaissent le pouvoir de la Ghriba et s’y rendent pour bénéficier de toutes sortes de miracles. J’ai connu un couple qui est resté stérile pendant 13 ans. Il y a plusieurs années, ils sont venus participer au pèlerinage de la Ghriba et la femme est tombée enceinte dans l’année même ! Ils ont depuis eu d’autres enfants Baroukh Hachem. Ils ont appelé leur première fille Sarah Ghriba, en signe de reconnaissance pour ce miracle.