Elichaï habite dans une maison voisine de la mienne. C’est un excellent garçon qui a quelques années de moins que moi. Pour arrondir ses fins de mois, il travaille avec de jeunes immigrants d’Ethiopie dans le cadre d’une préparation militaire.

Il y a environ un mois, Elichaï fut mobilisé pour une période de réserve d’une semaine à l’armée, aux confins d’un été qui n’en finissait pas… A la fin de la semaine, sur le chemin du retour, monta dans son bus un juif d’un certain âge et de noble apparence, vêtu d’une redingote de juge et coiffé d’un chapeau noir. Le bus était bondé ; cependant à côté d’Elichaï, une place était libre. Le juif s’y installa donc et entama immédiatement avec Elichaï une discussion sur le thème de la paracha de la semaine. De là, ils dévièrent sur le Daf Hayomi ainsi que sur des sujets de Halakha.

Après quelques minutes, cet imposant personnage lui dit : « Le mois prochain, je prends ma retraite anticipée du tribunal rabbinique où j’officie en tant que juge depuis 25 ans déjà. Mais sache que je n’ai pas toujours ressemblé à cela. Ces habits rabbiniques, cette barbe, ce chapeau - cela ne vient pas de chez moi », dit-il avec un triste sourire. « Mes parents étaient des rescapés de la Shoa. Ils n’avaient pas les forces morales de me donner l’attention dont j’avais besoin. J’errais dans les rues, et très rapidement frôlai la délinquance, alors que je n’avais même pas encore atteint l’âge de la Bar-Mitsva. »

« A côté de chez mes parents, il y avait une synagogue près de laquelle se trouvait un terrain de foot où j’avais l’habitude de jouer avec mes amis durant la semaine, et principalement le Chabbath. Plus d’une fois, le ballon avait atterri dans la cour de la synagogue. Une fois, il brisa même l’une des vitres de la synagogue. Un Chabbath, nous étions sur le terrain en train de jouer. J’avais alors 15 ans. Dans le quartier, on me surnommait le « voyou ». Nous jouions, et je lançai fort le ballon ; celui-ci sortit du terrain et vola vers la synagogue. Au même moment, le Rav en sortit, le ballon heurta son chapeau et le fit tomber à terre. Mes amis et moi nous sommes écroulés de rire en voyant comment le chapeau du « rabbin » s’était transformé en soucoupe volante. »

« Le Rav ramassa son chapeau et vint à ma rencontre sur le terrain. « Chabbath Chalom » me dit-il. « Son Honneur souhaite nous faire Kiddouch ou jouer au foot avec nous ? », lui demandai-je insolemment. Il n’en fut guère décontenancé. Il me regarda alors dans les yeux et m’interrogea : « Où sont tes parents ? » Je lui répondis effrontément : « Ils sont morts. »

« Le Rav me dit alors : « Viens avec moi ». Cela me semblait amusant. Je décidai donc de jouer le jeu et de le suivre. Nous arrivâmes chez lui. Il entra, et moi après lui. Il fit Kiddouch et me donna à boire. Il me demanda alors : « As-tu faim ? », « Je meurs de faim », lui répondis-je. Le Rav fit signe à la Rabbanit, ils me firent une place à table et me servirent à manger. Je mangeai comme quelqu’un qui n’avait rien avalé depuis une semaine. Le Rav mangea très peu et la plupart du temps m’observait et prononçait des divré Torah. Plus tard, je compris que j’avais également mangé sa part. 

« Lorsque je finis de manger, il me demanda : « Es-tu fatigué ? », « Je meurs de fatigue », répondis-je. Le Rav me proposa un lit. Je dormis là-bas toute la durée du Chabbath. Lorsque je me levai enfin, Chabbath était déjà sorti. Le Rav me demanda : « Que veux-tu faire ? » Je lui dis que je voulais aller au cinéma voir un film. « Combien coûte le cinéma ? », demanda-t-il. « Une lire et demi », lui ai-je dit. Il me donna l’argent nécessaire. Avant que je ne parte, il me dit : « Reviens demain ». 

« Je revins le lendemain. Je mangeai, dormis et reçus de l’argent pour le cinéma. Encore un jour puis encore un autre… Avec le temps, je découvris qu’il y avait douze autres enfants de la rue comme moi dans la maison de ce Rav. Je ne pouvais pas me montrer ingrat et ceci en dehors du fait que je commençais à m’attacher à lui ; c’est ainsi qu’avec le temps, il commença à m’apprendre les mitsvot. Il m’apprit à faire nétilat yadaïm. Il m’acheta ensuite des téfilin. Il s’asseyait et étudiait avec moi le ‘Houmach, la Michna, les Halakhot. Plus tard, je fus accepté en Yéchiva grâce à son intervention. Par la suite, j’entrepris des études de rabbanout pour obtenir mon ordination rabbinique et finalement mon diplôme de dayanout qui me permit d’exercer en tant que juge rabbinique. Le Rav m’a marié, a assisté aux mariages de mes enfants et a même été le sandak de mes petits-enfants », conclut le juge rabbinique.

«  Aie confiance en tes élèves », dit ce même juif à Elichaï. « Tu me vois aujourd’hui sous cet aspect, juge au tribunal rabbinique, mais sache qu’il fut un temps où j’étais comme eux. Contente-toi de les aimer comme tes propres enfants. »

Entre temps, le bus arriva à Tibériade et les passagers se levèrent pour sortir. Elichaï eut le temps de poser une dernière question avant que cet auguste juif ne disparaisse.

« Comment s’appelait ce Rav ? », demanda-t-il.

« Pourquoi dis-tu "s’appelait" ? Il est encore en vie. Il est très vieux, il a 93 ans », lui répondit le juif.

« Et quel est son nom ? »

« Il s’appelle Rav Ovadia Yossef. »