La Paracha de Ki Tissa voit l’apparition de deux nouveaux personnages investis par l’Éternel pour construire le Michkan et ses différents Kélim (ustensiles) : Betsalel et Aholiav. C’est une des rares exceptions de la Torah où nous voyons apparaître des leaders dédiés à une tâche particulière, à côté de Moché Rabbénou.

Voici les mots de notre texte « Vois, J’ai désigné expressément Betsalel, fils d’Ouri, fils de Hour, de la tribu de Yéhouda, et Je l’ai rempli d’une inspiration divine, de sagesse ('Hokhma), d’intelligence (Tévouna), de connaissance (Da’at), et d’aptitude pour tous les arts. […]. De plus, Je lui ai adjoint Aholiav, fils d’Ahisamak, de la tribu de Dan ainsi que d’autres esprits industrieux que J’ai doués d’habileté. Ils exécuteront tout ce que Je t’ai prescrit ».

Ces versets sont particulièrement intéressants dans la mesure où ils précisent les qualités recherchées par l’Éternel pour endosser des responsabilités et incarner une forme de leadership.

La première des qualités est naturellement celle de « l’inspiration divine », le « Roua'h Hakodech ». Cette qualité est la clef de voûte qui garantit la réussite des hommes et leur capacité à mettre en œuvre toutes leurs facultés pour le bien. L’intelligence n’est pas un gage de succès, elle peut être mise au service du bien comme du mal, elle peut isoler l’homme dans des analyses très fines et pertinentes dans l’absolu mais incomprises par ses contemporains. Combien de génies incompris et marginaux l’humanité a comptés ! Et, il en va de même de toutes les qualités qu’un homme peut posséder, elles ne garantissent, à elles seules, jamais le succès. Seule « l’inspiration divine » peut donner à l’homme les clefs du succès en lui permettant de mettre en œuvre ses qualités au bon moment, de trouver les mots justes, d’agir au moment opportun (ni trop tôt ni trop tard), et d’être entouré par les bonnes personnes.

Ensuite, la Torah semble accorder une attention toute particulière à l’intelligence déclinée à travers différentes nuances : la 'Hokhma, la Bina et le Da’at. Le Rav Elie Munk propose les distinctions suivantes entre ces trois formes d’intelligence : la « ‘Hokhma » désigne la sagesse que l’on a reçue d’autrui et que l’on apprise à partir d’une source externe ; ensuite, la « Tévouna » ou « Bina » désigne la faculté de comprendre une notion à partir de sa propre intelligence grâce au raisonnement et à l’analyse, et enfin, le « Da’at », la « connaissance » est assimilée par Rachi au « Roua’h Hakodech », « l’esprit saint ».

Ce sont donc trois niveaux complémentaires d’intelligence que nous présente la Torah et que l’on pourrait désigner ainsi : la connaissance livresque, le raisonnement autonome, et l’intuition.

C’est précisément parce qu’ils possédaient ces trois formes d’intelligence que Betsalel et Aholiav ont été choisis pour diriger la construction du sanctuaire. Ils incarnaient ainsi les formes les plus élevées de l’intelligence humaine.

En outre nos Sages nous disent qu’ils avaient une compréhension exceptionnelle des secrets qui avaient présidé à la création du monde. « Betsalel connaissait les lettres par lesquelles le ciel et la terre ont été créés » (Talmud Berakhot 55). Cette connaissance intime de la création du monde le qualifiait d’office pour diriger la création du sanctuaire qui a vocation à être un « microcosme », un petit monde.

Mais ce n’est pas tout. Betsalel et Aholiav possédaient une autre forme de sagesse tout aussi déterminante que les précédentes : la sagesse du cœur, selon la belle expression de la Torah, ils étaient « ‘Hakham Lev », ils possédaient « un cœur intelligent » (reprise par le philosophe français Alain Finkielkraut comme titre d’un de ses ouvrages).

À travers cette formule emblématique, notre tradition nous propose de réconcilier deux dimensions de la nature humaine régulièrement opposées dans la pensée occidentale : l’esprit et le cœur.

En effet, l’esprit analyse, dissèque, raisonne, alors que le cœur ressent, s’émeut ou s’indigne. L’esprit est froid, le cœur est chaud. Dès lors, comment réconcilier ces deux dimensions ? Comment développer un « cœur intelligent » ?

Le cœur est tout d’abord le siège des émotions, de la sensibilité, et de la générosité. Il permet de s’ouvrir à autrui, de ressentir ses besoins et de lui apporter le soutien et l’aide dont il a besoin.

Toutefois, ce qui fait la grandeur du cœur peut aussi faire sa faiblesse : sa spontanéité peut parfois réduire son champ d’analyse à une approche binaire de la réalité entre le bien et le mal. Or, bien souvent, les réalités humaines sont plus complexes, les responsabilités partagées. Il existe des zones grises où se mêlent le bien et le mal qui échappent au cœur.

Aussi, la Torah nous recommande de développer « un cœur intelligent », c’est-à-dire un cœur qui, d’une part, ne suit pas aveuglément ses instincts et qui, d’autre part, est susceptible d’appréhender ces zones grises où se mêlent le bien et le mal, et d’y apporter les réponses adéquates.

Il ne s’agit pas de dénaturer le cœur, mais plutôt de conserver ses mérites : la spontanéité, l’empathie avec autrui, la générosité tout en tenant compte des écueils qui menacent une bonté excessive et démesurée.

Prenons l’exemple de la Tsédaka, la justice sociale que l’on assimile parfois à la « charité ». Le cœur peut inciter l’homme à répondre immédiatement aux besoins de son prochain afin de le soulager de sa souffrance, et alléger son sentiment de responsabilité. Un « cœur intelligent » cherchera certes à soulager sa souffrance immédiatement sans tergiverser, mais il essaiera aussi, dans la mesure du possible, de lui donner les moyens de son autonomie future, en lui trouvant un emploi, en lui recommandant une formation adaptée… Une bonté excessive et démesurée pourrait contribuer à rendre l’indigent dépendant de son bienfaiteur et le maintenir dans un système d’assistanat permanent.

Mais, il existe également une deuxième distinction entre l’esprit et le cœur. En effet, ils sont régulièrement opposés dans notre tradition car ils désignent deux modes de relation à la sagesse.

La sagesse de l’esprit est nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. Elle est louable et indispensable à toute progression spirituelle. Elle consiste, comme nous le dit Rachi, à acquérir une connaissance extérieure dans les livres ou par l’intermédiaire d’un maître. Mais cette connaissance reste localisée au niveau du « Sékhel », de l’esprit. Elle n’oblige pas l’homme, elle n’innerve pas son corps et ne préside pas à ses décisions. L’homme peut acquérir la sagesse comme un objet de connaissance, mais il n’est pas pour autant un « Sage ».

Cette nuance est fondamentale dans notre tradition, elle est un des enjeux fondamentaux de la vie : faire de la connaissance théorique que nous possédons une réalité concrète qui dirige nos vies.

Cette distinction est exprimée de manière très claire dans ce verset « Tu sauras à présent (Veyada’ta hayom), et tu l’imprimeras dans ton cœur (Vahashévota el lèvavékha), que l'Éternel seul est Dieu, dans le ciel en haut comme ici-bas sur la terre, qu'il n'en est point d'autres ! » (Deutéronome, 4. 39). « Savoir » est une chose, « l’intégrer dans son cœur » est autre chose (Rav Rozenberg, Vayakel 5771).

L’esprit n’a pas de difficulté à concevoir ce qui « doit » être fait, en revanche le cœur, siège des passions, ne se résout pas à être un simple exécutant, et résiste à appliquer ce que la raison lui dicte de faire. Il confronte l’homme au dilemme bien connu entre « je dois » et « je veux ». Or, il s’agit d’un combat à armes inégales, car, en fin de compte, le « je veux » finit bien souvent par triompher.

Le travail du « cœur intelligent » consiste précisément à faire de la connaissance théorique une réalité émotionnelle qui gouverne nos décisions et préside à nos actions. Il s’agit de transformer le postulat « je dois » en un « je veux ». Une telle alchimie n’est pas spontanée, mais l’objet d’un combat intérieur au travers duquel l’homme renforce sa volonté et son désir de faire ce qu’il doit.

Prenons un exemple. L’homme sait qu’il doit se rendre à la synagogue pour prier, mais il a envie de prolonger son sommeil et de se reposer davantage. Il « doit » aller à la synagogue mais il « veut » en réalité dormir. Pour rééquilibrer ce combat inégal, l’homme doit travailler sa volonté d’aller à la synagogue, il doit renforcer son désir, visualiser le bien-être qu’il ressentira lorsqu’il sortira de sa prière avec le sentiment du devoir accompli, prêt à attaquer sa nouvelle journée. Une fois qu’il aura accompli ce travail intérieur, il pourra alors substituer au combat « Je veux »/« Je dois », un combat plus équilibré entre deux formes de « Je veux ».

Rabbi Israël Salanter aimait à dire qu’il est plus facile d’apprendre tout le Talmud que de modifier un seul de ses défauts. Tant qu’il s’agit de demeurer dans le pré-carré confortable de la théorie, l’esprit humain peut aller très loin et comprendre des notions très fines et complexes. En revanche, dès qu’il s’agit de passer à la pratique, et de mettre en cohérence ses actes avec ses convictions, l’homme connaît davantage de difficultés.

Nul n’est dispensé de cet effort de construction intérieure qui est le devoir de chaque homme, quel que soit son niveau spirituel de départ. C’est là le sens du choix de Betsalel et d’Aholiav qui appartenait pour le premier à la tribu la plus prestigieuse de « Yéhouda » alors que le second appartenait à la plus modeste de « Dan ». Pourtant, ils sont parvenus tous deux à ce niveau de « sagesse du cœur » qui est la forme d’intelligence la plus élevée. Il était dès lors naturel que le leadership leur échoie, car ils étaient en mesure de donner l’exemple à tout le peuple.

Le choix de ces deux tribus (la plus grande pour Betsalel et la plus modeste pour Aholiav) nous rappelle que la grandeur ne se transmet pas par héritage tout comme elle ne connaît pas de passe-droit, elle repose sur ceux qui la recherchent, la désirent, et la conquièrent par leur mérite.

À travers cet appel à développer un « cœur sage », la Torah nous exhorte donc à créer une unité et une cohérence dans notre vie, entre notre esprit et notre cœur, nos convictions et nos désirs, à « être à l’intérieur comme à l’extérieur » « tokho kébaro ».

Puisse l’Éternel nous aider à avancer tous dans cette voie !