Un passage étonnant du Talmud (Traité Shabat, 53b) évoque la scène suivante. Un homme, veuf, vivait dans une telle précarité qu’il ne parvenait plus à nourrir son bébé, en donnant son salaire à une nourrice. Aussi, l’Eternel a opéré un miracle en faveur de cet homme, une poitrine lui est apparue qui lui a permis d’allaiter son fils. Face à ce miracle pourtant extraordinaire, les Rabbins sont partagés. Rav Yossef s’est émerveillé sur la grandeur de cet homme qui a mérité un miracle aussi extraordinaire, alors qu’un autre Maître, Abayé, s’est indigné qu’il ait contraint l’Eternel à changer les règles de la nature en sa faveur.

Ce passage est intéressant car il témoigne du rapport ambigu que l’homme entretient face aux miracles. Devons-nous nous émerveiller devant l’abrogation des lois de la nature et y percevoir l’œuvre de D. par excellence, ou, au contraire, devons-nous rechercher la trace de D.ieu dans le cours normal de la vie, dans les miracles « voilés » du quotidien ?

C’est un débat de la même nature que nous rapporte la Haftara de cette semaine. Cette dernière se situe à l’époque du grand prohète Elicha, auteur de nombreux miracles, dont la réputation était si grande qu’elle avait traversé les frontières. Aussi, lorsque le général Na’aman du royaume d’Aram fut atteint d’une lèpre agressive, il décida, après avoir épuisé tous les « guérisseurs » de son royaume, de consulter le fameux prophète des Juifs. Il se rendit donc chez Elisha qui lui conseilla simplement de se tremper sept fois dans le Jourdain. Na’aman était furieux, il crut qu’on se moquait de lui. Il s’était rendu en vain auprès de tous les guérisseurs compétents d’Aram dont les « pouvoirs » et autres élixirs s’étaient révélés inopérants, et, à présent, Elisha prétendait qu’un simple bain dans de l’eau suffirait à la guérir ! Il s’attendait à ce que le prophète se livre à des incantations, prononce des formules ésotériques, lui confectionne une potion secrète. Mais de l’eau ! un bain dans de l’eau !

Et pourtant, il finit par se résigner à suivre le conseil d’Elisha, il se trempa dans l’eau et il fut guéri. Il en conçut une profonde reconnaissance envers Elisha, et envers l’Eternel dont il reconnut l’incomparable grandeur.

Ces deux exemples mettent en lumière la difficulté pour l’homme de comprendre par quel moyen D. s’adresse à lui et agit dans ce monde. Quel est le canal privilégié emprunté par l’Eternel pour parler aux hommes ? Le fait-Il par des miracles extraordinaires et fracassants (permettre à un homme d’allaiter un enfant) ? Ou bien à travers des allusions subtiles introduites dans le cours apparemment normal de la nature (se tremper dans l’eau et être guéri) ?

Notre tradition semble s’orienter résolument vers la deuxième option. Voilà pourquoi Abayé déplorait que le Maître du monde ait été contraint de bouleverser le cours de la nature en créant une poitrine d’allaitement pour un homme. Là n’est pas la méthode privilégiée par l’Eternel pour intervenir dans les affaires du monde, Il préfère, autant que possible, s’introduire dans les rouages traditionnels du monde pour délivrer Son message.

Aussi, l’homme a-t-il une grande responsabilité qui consiste à décrypter et comprendre les signes subtils ou voilés envoyés par la providence divine. Il ne doit pas s’attendre à percevoir la présence divine à travers un grand fracas, à travers des formules magiques, à travers des prodiges qui s’affranchissent du cours naturel des choses. Non, il doit comprendre comment D. lui parle dans son quotidien, aussi bien dans le cours prosaïque de sa vie que dans les moments plus intenses et chargés en émotion.

C’est précisément de cet éveil de la conscience des hommes dont il est question dans les sections de la Torah que nous lisons cette semaine, Tazria et Mestora. Nos textes évoquent notamment la lèpre qui pouvait affecter les hommes à l’époque du Temple et qui représentait une maladie de l’âme et non du corps. La personne qui était atteinte de Tsara’at (lèpre) était invitée à comprendre qu’elle devait se repentir de certaines erreurs morales qu’elle avait commises, notamment en se livrant à la médisance sur d’autres hommes.

Toutefois, avant de s’attaquer au corps de l’homme, nos Maîtres nous disent que la lèpre touchait tout d’abord les murs de la maison. Si la personne comprenait qu’elle devait se repentir pour une faute, le processus s’arrêtait là, sinon, la lèpre affectait ses vêtements. Si l’homme comprenait alors qu’il avait fauté et s’il décidait de faire Teshouva, le processus s’interrompait. Mais, quand il continuait à ne pas comprendre, alors la lèpre affectait son corps. Le metsora (personne affectée de lèpre) était alors déclaré impur, il devait s’éloigner des lieux d’habitation, vivre « confiné » en attendant la disparition de la « maladie », et la fin du processus de purification.

Comme on le comprend, D.ieu parle à l’homme, Il ne cesse de s’adresser à lui. Mais l’homme n’entend pas, non pas car il ne peut pas entendre, car la parole d’Hashem serait trop mystérieuse pour lui, trop sybilline, incompréhensible pour le commun des mortels. Non, le langage de D.ieu est simple, clair, limpide comme de l’eau pourrait-on dire pour reprendre l’épisode de la Haftara.

Si l’homme n’entend pas, c’est car il « ne veut pas entendre », comme le dira la prophète Ezéchiel (chap. 3, v. 8) « Mais la maison d'Israël ne consentira pas à t'écouter, car ils ne veulent pas m'écouter; car la maison d'Israël tout entière a le front rétif et le coeur endurci ». 

Ce n’est évidemment pas toujours délibéré, l’homme n’est pas toujours conscient de tous les bruits qui occupent son espace mental et qui l’empêchent de percevoir la parole de D.ieu. Mais le fait est là, D.ieu parle aux hommes un langage clair, mais l’homme n’entend pas. Les difficultés du monde naissent bien souvent de cette surdité des hommes, de cette cécité, de cette obstination à persévérer dans une voie sans issue.

Alors, parfois, l’Eternel fait le silence autour de l’homme, il interrompt le vacarme du monde, et Il espère que, cette fois, l’homme percevra la parole de D.ieu.

Ces mots prennent un relief particulier pour notre génération qui lit cette paracha durant une période exceptionnelle qui a connu peu de précédents dans l’histoire. 

Tout se passe comme si le Créateur du monde avait « coupé le son » du monde. Les sociétés ont été mises à l’arrêt, sur « pause ». A présent, entendons-nous la parole de D.ieu ? 

Il ne s’agit pas de prétendre comprendre tous les mystères de la Création, et notamment les raisons de cette pandémie, de sa violence, de sa brutalité, pourquoi certains en sont victimes, et d’autres en sont épargnés. Ces secrets appartiennent à D.ieu.

 Mais comme le dit le verset biblique « Ce qui est caché appartient à D.ieu, mais ce qui est dévoilé appartient aux hommes pour qu’ils accomplissent les paroles de la Torah » (Devarim-Deutéronome, 29,18). La parole de D.ieu qui est dévoilée, qui s’adresse à nous est celle de la Torah, écrite dans un langage simple, accessible à tous. Elle ne demande rien d’impossible à l’homme, si ce n’est d’agir, chacun à son niveau, pour se rapprocher de l’Eternel, en prenant à cœur les paroles de la Torah, et, en désirant accomplir la volonté du Maître du monde.

Peut-être que la surdité des hommes reprochée par les prophètes, consisterait cette année à ne pas faire de lien entre cette paracha que nous lisons, qui nous parle d’un confinement imposé aux hommes en raison d’une « maladie » invisible liée à un mauvais usage de la parole, et le confinement que nous vivons et qui nous impose lorsque nous sortons de porter un masque sur la bouche. Entendre la parole de D.ieu consisterait peut-être tout simplement à être encore plus vigilant à ne pas faire de médisance, en étudiant précisément les lois de la parole, et en développant une parole de bonté à l’égard de tous. Cela peut paraître simple, c’est pourtant un défi majeur, une valeur cardinale de notre tradition qui ouvre la porte à la paix si chérie dans le judaïsme.

Prenons un autre exemple. Bien souvent, les hommes se livrent durant leur vie à une course effrénée pour construire une situation matérielle flamboyante, de même qu’ils lient leur bonheur à l’acquisition sans cesse renouvelée de biens matériels. Or, le confinement, la fermeture de tous les commerces, la mise à l’arrêt de nombreuses entreprises, rappellent à l’homme quels sont ses réels besoins, ils lui font toucher du doigt combien son bonheur n’est pas dépendant des biens matériels. Cette situation met en lumière le fait que notre richesse est avant tout à l’intérieur, dans notre foyer, et en dernière analyse en nous-même.

Entendre la parole de D.ieu, consiste alors, probablement, à entendre ce message et essayer d’avancer, chacun à son niveau, dans la construction de nos vies intérieures, de nos foyers, dans l’accomplissement progressif des mitsvot qui sont d’ordinaire pénalisées par la survalorisation que nous accordons au monde extérieur : le respect du Shabat, de la cacherout, l’éducation de nos enfants, l’harmonie du couple.

 Puisse l’Eternel nous permettre de progresser sur ces questions, d’entendre Sa voix, de nous rapprocher de Lui et de pouvoir assister très rapidement à la fin de cette épidémie, et à la Délivrance finale avec la venue du Mashiah’.