Chaque mercredi, Déborah Malka-Cohen nous plonge au cœur d'un quartier francophone de Jérusalem pour suivre les aventures captivantes d'Orlane et Liel, un jeune couple fraîchement arrivé en Israël et confronté, comme tant d'autres, aux déboires de la Alya...

Dans l’épisode précédent : Orlane avait croisé son mari Liel au détour d’une rue alors qu’il était censé être en France. Une assez violente dispute avait démarré entre les deux, sous l’œil de leur fils Simon. Bouleversée, elle avait éclaté en sanglots devant son amie Rachel quand Liel avait pris les enfants, la laissant seule aux festivités d’une Brit Mila. N’en pouvant plus, elle s’était confiée sans détour à son amie. Le souci, c’est qu’en se confiant, une certaine Sarahlé qui sortait de nulle part avait surpris leur conversation privée. Rachel qui connaissait bien le personnage, était assez ennuyée que celle-ci ait pu entendre même des bribes de leur conversation privée car c’était une personne qui ne gardait pas vraiment les choses pour elle.

Avec Rachel, nous avions décidé de rejoindre la fête qui se déroulait un étage plus bas. J’entendais les gens rire et discuter entre eux, mais moi, j’étais là sans être là. C’est comme si mon corps était présent mais mon esprit était très loin. Comme quoi dans la vie, on peut donner l’impression que tout va bien et qu’on est entourée, mais se sentir en fait très seule et malheureuse...

J’avais pris place près de Rachel qui me souriait. En nous voyant revenir, ‘Hanna nous avait demandé si tout allait bien. “Oui, oui très bien ! Le fils d’Orlane s’était perdu dans la synagogue et je le lui ai ramené. Le pauvre chéri, il en était tout retourné”, avait répondu Rachel...

Soulagée que Rachel soit digne de confiance, j’avais essayé de me concentrer sur ce qui se déroulait autour de moi. Généralement, le fait d’assister à des Brit-Milot me rappelait celles de mes fils, bien que je ne me souvienne plus très bien de mes propres cérémonies ; j’avais juste en mémoire quelques souvenirs de ces deux journées, car après huit jours sans dormir une nuit complète, j’avais la sensation de flotter et d’être comme dans du coton...

Continuer à faire comme si de rien n’était était au-dessus de mes forces. J’avais été incapable de me réjouir tant mes pensées étaient toutes dirigées vers mon mari et nos enfants qui étaient repartis avec lui. J’avais prétexté aux filles de ma table que je préférais rentrer chez moi car je ne me sentais pas très bien. Je les avais priées de présenter des excuses de ma part à Nourit qui était en grande conversation avec une dame âgée. “Tu es sûre que tu ne veux pas rester ?”, m’avait demandé ‘Hanna.

“Certaine. Profitez bien. On se voit très vite.”

Une fois seule, sur le chemin qui menait à la maison, j’avais pu pleurer autant que je voulais. J’étais d’autant plus mal que je savais que me mettre dans cet état n’était pas bon ni pour moi ni pour le bébé que je portais… Mais pas seulement ! Je savais aussi qu’à Chabbath, on devait essayer de se réjouir et de laisser ses soucis de la semaine de côté, ce qui avait été très difficile à réaliser au vu de ma situation. J’essuyais tout de même mes larmes comme pour passer un accord avec moi-même : si je faisais un effort de me calmer et repousser cette tristesse que je ressentais, peut-être que ma prochaine semaine serait moins triste que celle que je venais de passer.

Avant de me marier, je n’aurais jamais pensé que la vie de couple serait aussi difficile. Moi qui prônais les valeurs prétendument féministes, à revendiquer à tort et à travers mon indépendance... Aujourd’hui, sans mon mari à mes côtés, notre relation en berne, je voulais simplement être bien avec lui.

De retour chez moi et trouvant la maison incroyablement vide, qui reflétait l’état de mon propre cœur, j’avais décidé d’aller directement me coucher et de dormir pour ne plus penser à rien. Mais dans mon lit, ce fut pire ! Je n’arrêtais pas de ressasser les paroles que Liel et moi nous avions échangées ! Je les repassais en boucle dans ma tête en me disant que le mieux serait peut-être qu’il trouve quelqu’un qui le rende vraiment heureux puisqu’apparemment je n’étais pas celle qui y arrivait.

Se séparer pour de bon serait-il une option envisageable pour moi, les enfants et lui ? Après tout, de nos jours, divorcer devenait quelque chose de pas très compliqué. Franchement, pourquoi autant lutter ? Et puis, peut-être que moi aussi de mon côté je serais plus heureuse, plus épanouie avec un autre ? Mais plus je réfléchissais sérieusement à cette option, plus je trouvais qu’elle était irréaliste. Je ne pourrais jamais envisager sérieusement ce genre de solutions car cela voudrait dire que je suis une lâche ! Prête à abandonner son couple sous prétexte qu’on est dans une phase où nous n’arrivons pas à communiquer ! La chose qui m’échappait, c’était qu’il était certain qu’il y avait de l’amour entre nous, mais alors pourquoi parfois il était si difficile de se comprendre ? Est-ce que c’était le fait d’avoir fait mon Alya, de côtoyer de nouvelles personnes, d’avoir acquis de nouveaux codes sociaux qui avait fait de moi une espèce d’harpie hargneuse dès que je me trouvais face à lui ?!

Pendant que j’étais en train de ruminer sur ma situation et remonter ma couverture pour recouvrir mon visage, comme pour tasser mes propres réflexions, j’entendis qu’on tapait à la porte. Ma porte d’entrée ! Folle de joie, je me dégageai des couvertures dans lesquelles je m’étais emmitouflée, persuadée que c’était Liel qui était revenu me chercher avec les enfants. Lui aussi s’était rendu compte que toute cette histoire était ridicule et que nous allions repartir du bon pied.

Mais en ouvrant la porte, la déception ainsi que la surprise devaient se lire sur mon visage, car c’était Betsabée, ma belle-sœur, que j’avais en face de moi. D’ailleurs, le fait qu’elle était la dernière personne que je souhaitais voir ce jour-là ne lui avait pas échappé :

“Chabbath Chalom Orlane ! Moi aussi je suis ravie de te voir !”

Elle s’était approchée pour me donner une bise. Interdite de la trouver devant moi, je m’étais aussi penchée vers elle en bredouillant : “Euh… oui. Salut ! Chabbath Chalom à toi aussi.”

J’étais à la fois choquée et chamboulée de la trouver sur le seuil de ma porte, alors que cela faisait bien six mois que nous ne nous étions ni vues, ni appelées. La dernière fois que je lui avais adressé la parole, c’était pour lui expliquer pourquoi avec mon mari nous avions préféré prendre nos distances avec elle. Depuis, cela avait été le silence radio entre nous.

Cependant, le sourire qu’elle affichait n’avait plus rien à voir avec l’espèce de traits fins plissés qu’elle arborait généralement. Non, en l’observant, je décelais une certaine sincérité…

“Je peux entrer ?

– Oui, bien sûr.

– Merci.”

Elle avait fait un rapide tour du propriétaire comme pour évaluer là où j’habitais et ce que je possédais, chose qui m’avait toujours exaspéré au plus au haut point chez elle, mais contre toute attente, elle s’était ruée vers ma bouilloire de Chabbath. Betsabée avait ouvert mes placards pour nous sortir des verres à thé et les poser sur un plateau qui trônait sur ma table basse. On aurait dit qu’elle était chez elle et moi l’invitée. Trop abasourdie par son culot, je n’avais même pas pu dire un mot ! Elle m’avait regardée avec un regard amusé, pour ensuite me dire :

“Oui, oui je sais ce que tu penses. C’est ta belle-sœur sans gêne qui déboule chez toi comme un boulet de canon et qui prend ses aises. Écoute, je suis venue en amie pour discuter avec toi et à ta tête, je crois que tu as grand besoin que je te dorlote un peu. Viens, on va se poser sur le canapé toutes les deux.

– Écoute, je ne sais pas quoi te dire, ça fait des mois que l’on ne s’est pas parlées et tu rentres chez moi comme si de rien n’était !”

Surprise de ma propre franchise, je voulus adoucir mes propos en allant la rejoindre. Sans rien dire, elle avait mis deux sucres dans mon verre. J’avais été touchée qu'elle se souvienne que je sucre toujours beaucoup mes boissons chaudes. Elle s’était raclée la gorge et avait commencé : “Tout d’abord, pardonne-moi d’être venue sans prévenir, mais dès que j’ai vu Liel arriver avec David et Simon sans toi (d’ailleurs qu'est-ce qu'ils ont grandi tes enfants, c’est fou !), je me suis tout de suite dit que tu avais besoin de réconfort même et malgré que l’on ne s’était pas parlé depuis longtemps. Je ne pouvais pas te laisser toute seule. J’ai demandé à Elinor de garder les enfants et j’ai foncé jusqu’ici. Écoute, je ne sais pas ce qu’il se passe entre toi et Liel mais sache que ton mari t’aime énormément.”

Hésitante, je ne savais pas si je devais me confier ou bien la laisser dans le flou. Je ne voulais pas que si les choses s’arrangeaient entre Liel et moi, Betsabée reste avec cette image du couple qui a des problèmes à régler.

“C’est très gentil à toi d’être venue, vraiment j’apprécie mais…

– Je sais ce que tu penses Orlane, je te connais suffisamment pour savoir que tu es bien trop gentille pour m’envoyer balader et me dire de me mêler de ce qui me regarde, mais pour être tout à fait honnête… Si je suis venue te voir, c’est aussi parce que tu m’as manqué.

– Comment ? Enfin… je veux dire que c’est étrange venant de ta part, étant donné la façon dont on s’est quitté la dernière fois que nous nous sommes vues.  

– Disons que je me suis rendue compte que si tu en es arrivée au point de vouloir m’éviter, c’est que j’avais aussi des défauts, que je devais me corriger, et puis…. Avec ‘Haïm, il nous est arrivé une épreuve qui m’a bien remis les idées en place.”

Inquiète, je lui avais demandé de me confier ce à quoi ils avaient dû faire face : “Voilà, très peu de gens sont au courant parce que ce n’est pas quelque chose que l’on crie sur tous les toits, mais pas plus tard qu’il y a deux mois j’étais enceinte et je… nous… Nous avons perdu le bébé.”

D’instinct j’avais touché mon propre ventre et lui disais que j’étais terriblement désolée de leur perte.

“Merci. Tu sais, le plus étrange c’est que personne n’a réussi à nous donner la moindre explication. Tout allait bien et du jour au lendemain, c’était fini. Enfin quand je dis que tout allait bien…. Ce n’est pas tout à fait vrai.

– Comment ça ?

– Eh bien, ‘Haïm a perdu son travail. Il n’est plus le ‘Hazan de la communauté depuis quatre mois.

– Quoi ? Mais je n’étais pas au courant !

– À vrai dire à part Liel, personne n’était au courant.

– Il ne m’a rien dit.

– Nous l’avons supplié de ne pas en parler parce que nous ne voulions inquiéter personne.

– Mais comment ça se fait ?

– Il ne s’entendait plus très bien avec le président de la communauté et le bureau a préféré se séparer de lui en prenant quelqu’un d’autre à sa place. Je crois que j’étais plus stressée que je ne voulais me le faire croire. Oh, mais mon D.ieu quelle idiote ! Vraiment, je suis impardonnable ! J’étais censée te remonter le moral et c’est moi qui n’arrête pas de parler de moi en te racontant mes petits malheurs.”

Bizarrement, écouter Betsabée me parler de ses soucis m’avait fait du bien car j’avais arrêté de penser aux miens.

“Ce ne sont pas des petits malheurs, ce sont de réelles épreuves que toi et ton mari vous avez vécues ! Et puis, le fait que tu me parles me change les idées. Bon mais maintenant où en êtes-vous ? Débrouillard comme il est, ‘Haïm a dû retrouver du travail.

– Non. Malheureusement, il n'a rien trouvé qui lui convient, même si de mon côté, je retente de tomber enceinte. C’est pour cette raison, vois-tu, qu’on s’est dit que c’était le bon moment de faire notre Alya.

– PARDON ?! Je n’ai pas compris ce que tu viens de me dire : faire votre Alya alors que ton mari n’a pas de travail ? Mais ça ne va pas ?! Ici, c’est très dur. Même quand tu as un travail, tu as du mal à joindre les deux bouts. Les frais du quotidien sont hors de prix.

– Justement on ne pourra pas tomber plus bas, tu ne crois pas ? Les enfants sont encore petits, on se dit que c’est maintenant ou jamais !

– Je ne sais pas, vous prenez de gros risques quand même !

– Écoute, on n’a plus aucune attache en France, surtout depuis que vous êtes partis. Je vois bien que ‘Haïm souffre beaucoup de ne pas avoir la possibilité de voir son frère jumeau autant qu’il le voudrait.

– Oui, on le savait toutes les deux qu’en épousant des jumeaux on serait dans un sens collé à vie, non ?

– C’est pour ça qu’il faut mettre le passé de côté et repartir du bon pied toi et moi.

– Je veux bien mais je crains que…

– Je savais que tu allais émettre une objection !

– Je n’ai encore rien dit !

– Je sais, mais je te promets que j’ai changé. Avec le départ précipité de ‘Haïm de la communauté, je me suis rendue compte que la seule amie que j’ai eu ces cinq dernières années, c’était toi. Je me revois faire la belle en bout de table le Chabbath, telle une présidente de la république, me croyant importante à recevoir des tas de gens. À faire des blagues à tout va alors que dès que la chose a été annoncée officiellement, on nous a mis presque en quarantaine ! Si on avait commis un crime on nous aurait mieux traités. Tout d’un coup, nous étions devenus des parias alors que nous n’avions pas cessé de recevoir ces mêmes gens à manger, à les écouter, à prendre soin d’eux et voilà comment ils nous ont…

–Stop ! Stop ! Stop ! Betsabée, ce que vous avez fait est magnifique. Point ! Si tu parles maintenant de toutes les Mitsvot que vous avez accomplies en mal, elles compteront comme nulles. Et comme c’est la nouvelle année, autant partir sur de bonnes bases, tu ne crois pas ?

– Oui, tu as sans doute raison.

– Bien sûr que j’ai raison ! Ce qui a été fait a été fait ! Personnellement, j’aurais été incapable d’un tel dévouement. Mais revenons sur votre Alya. Prenez exemple sur Liel qui a conservé son travail en France et le voilà qui se galère à faire des allers-retours pour que nous puissions manger correctement. Tu ne te rends pas compte ! Vous ne pouvez pas débarquer en Israël sans rien dans les mains.

– J’ai une chose bien précieuse déjà en venant ici, que je n’ai pas en France.

– Quoi ? Des euros ? Parce qu’il n’y en a pas ici, je t’assure !

– Non… Toi. Je tiens absolument à ce que tu acceptes mes sincères excuses pour le comportement que j’ai eu. Je vais faire des efforts pour que cela marche entre nous. Est-ce que tu me pardonnes pour toutes les petites maladresses que j’ai eues à ton égard ?

– Bien sûr, je…”

Et je fondais en larmes. Parler à Betsabée et régler plusieurs années de malentendus avait été d’une facilité déconcertante ! Alors pourquoi avec mon mari, était-ce si compliqué de se parler ? Je continuais à réfléchir tout en gardant le silence et en me promettant d’arranger les choses avec mon mari, mais ma belle-sœur s’était levée d’un bond pour aller ouvrir la porte. Elle s’était retournée pour m’informer qu’on avait tapé à la porte.

A ce moment-là, j’étais de nouveau persuadée que c’était Liel qui était revenu, mais cette fois encore je m’étais trompée. C’était Rachel qui se trouvait devant moi, Sarahlé sur ses talons.

“Hi !” m’avaient-elles dit en entrant dans mon salon.

Rachel, essoufflée d’avoir monté les cinq étages à pied, s’était excusée d’être venue à l’improviste et accompagnée. Elle ne savait pas où j’habitais, du coup quand elle était partie se renseigner, Sarahlé s’était proposée de venir avec elle : elle connaissait bien mon immeuble car sa belle-mère y habitait aussi.

“Maintenant que je suis là, il vaudrait mieux que j’aille la saluer. Bon, eh bien à un de ces jours Orlane !”, avait déclaré Sarahlé.

En entrant dans le salon, Rachel fut très gênée d’y trouver Betsabée et m’avait expliqué qu’elle préférait me laisser. À voix basse, elle m’avait confié qu’elle avait été inquiète de me voir rentrer toute seule dans l’état dans lequel j’étais, c’est-à-dire déprimée. Rassurée que je ne sois pas toute seule, elle ne souhaitait pas s’imposer : “Non reste au contraire ! Maintenant que tu es là, tu veux boire quelque chose ? Rachel je te présente Betsabée ma belle-sœur, et Betsabée, une amie.”   

Au final, nous étions toutes les trois en train de parler de tout et de rien pendant un moment. D’un coup, Betsabée voulut savoir où j’en étais par rapport à ma marque de vêtements. Assez pessimiste quant à l’économie en Israël, j’avais expliqué que c’était du suicide rien que d’y penser. Rachel s’était insurgée et m’avait dit qu’elle n’était pas d’accord et que j’exagérais. Du peu qu’elle avait vu de mes créations, elle était persuadée qu’il y avait un gros potentiel à exploiter. “Et puis, imagine que ça marche, peut-être que ton mari ne sera plus obligé de faire des allers-retours. Et qu’il pourra même travailler avec toi !”

En entendant les encouragements de Rachel et Bets’, une lueur d’espoir venait de s’allumer dans ma tête. Je me rendis compte que si je voulais que les choses s’arrangent, je devais commencer par modifier mon mode de vie.

“Vous savez quoi les filles, on ne doit pas faire ni parler de projets ‘Hol à Chabbath, mais vous m’avez boostée ! Je me vois déjà établir tout un planning de collections ! Il faut que je me remette à faire des croquis et à lancer pour de vrai ce que j’ai toujours rêvé de faire.

– Je t’aiderai si tu veux !

– Et moi je serais ta comptable !” s’était écriée Rachel.

C’était dans cette joyeuse humeur remplie de promesses que j’avais vu dans l’embrasure de la porte mon mari :

“LIEL !”

Le visage plus énervé que jamais, il me dit : “Orlane il faut que je te parle !”

Assez effrayée de le voir autant en colère, je le suivais dans l’entrée, ne m’attendant pas du tout à ce qu’il allait me dire…

Suite à la semaine prochaine...