Chaque mercredi, Déborah Malka-Cohen nous plonge au cœur d'un quartier francophone de Jérusalem pour suivre les aventures captivantes d'Orlane et Liel, un jeune couple fraîchement arrivé en Israël et confronté, comme tant d'autres, aux déboires de la Alya...

Dans l’épisode précédent : Orlane était en train de surveiller son fils Simon. En suivant son jouet, le petit garçon allait atterrir sur la route. En le rattrapant, elle avait eu le choc de sa vie lorsqu’elle avait aperçu sur le trottoir d’en face… son mari Liel qui était censé se trouver en France !

Mon cœur battait à tout rompre contre ma cage thoracique. Découvrir que mon mari était dans le même pays que moi m’avait fait le même effet que si un piano m’était tombé sur la tête. J’étais complètement abasourdie et ne savait pas comment réagir. Simon, qui lui aussi l’avait reconnu, s’était mis à appeler son père de toutes ses forces : “PAPA ! PAPA !”

Liel, qui ne nous avait pas vus, s’était retourné d’un coup et je crois que je n’oublierai jamais la tête qu’il avait fait, puisque je devais avoir à peu près la même ! Il lui était impossible de nous ignorer puisque nous nous trouvions Simon et moi à à peine deux cent mètres. Il n’y avait que la chaussée qui nous séparait. Simon, impatient d’aller retrouver son père, s’était déjà élancé sur la route sans même faire attention à une éventuelle voiture qui pouvait passer au même moment. Et avant même que je ne réalise que Liel m’avait menti ! Pire, il avait trahi ma confiance en me faisant croire qu’il lui était impossible que l’on passe Chabbath ensemble et qu’il était prétendument bloqué en France...

Ma première réaction, si nous n’avions pas eu un témoin de petite taille, qui plus est notre fils, aurait été de lui dire tout le bien que je pensais de son comportement, qui m’avait brisé le cœur. En me contenant de toutes mes forces, je l’avais laissé prendre notre fils dans ses bras. Lorsque j’avais entendu Liel lui dire qu’il était content de le voir et à quel point il lui avait manqué, j’avais ressenti une énorme injustice.

À cette seconde, je comprenais pour la première fois la raison qui pousse certains parents à se battre pour obtenir la garde complète de leurs enfants lors d’un divorce. En fait, c’est un moyen de pression parfait pour montrer à quel point l’autre nous a fait du mal. Je trouvais injuste qu’il reçoive l’amour inconditionnel de son fils qui le voyait avec des yeux admiratifs, alors que c’était un menteur. Je savais que je n’en arriverais jamais là, car la seule conséquence de ce comportement est de détruire la vie des enfants qui se retrouvent pris en otage dans un conflit entre adultes qui les dépasse.

Essayant de retrouver un rythme cardiaque normal, je n’avais toujours pas eu la force de lui dire quoi que ce soit. Je m’étais contentée de lui envoyer un regard noir. Lui qui venait de reposer Simon au sol, qui D.ieu merci n’avait rien remarqué de mon état, avait osé déclarer la phrase-cliché qu’aucune femme au monde n’a envie d’entendre. Et pourtant c’était bien moi qui étais sur ce trottoir et c’était bien moi à qui on disait cette phrase : “Attends, je peux tout t’expliquer…

– S’il te plait ! Je te demande juste d’arrêter de me prendre pour une idiote parce que ça en est presque insultant. Je vais te poser deux questions et tu as intérêt à me répondre : qu’est-ce que tu fais là ? Et pourquoi tu m’as dit que tu allais passer Chabbath chez ton frère ?

– Je tiens à préciser que techniquement, je ne t’ai pas menti sur ce point !

– Pardon ?

– Je suis bel et bien chez mon frère et Betsabée. Ils sont là pour deux semaines, ils ont pris un appartement en location à deux pas d’ici. Je ne sais pas si tu vas me croire, mais là, j’étais en route pour chez nous pour vous faire une surprise.

– Je crois que tu te payes vraiment ma tête !

– Non, je t’assure que c’est vrai. En fait, hier je n’étais pas sûr d’arriver à temps et comme je ne souhaitais pas nous faire une fausse joie, j’ai pensé que…

– NOUS ?

– Oui, nous ! Crois-le ou non, mais moi aussi je me sentais très mal de pas être avec vous ! Hier, j’ai pris le dernier avion et je suis arrivé à l’heure in extremis. Ensuite, j’ai filé directement chez mon frère. J’avais prévu de tout t’expliquer une fois que je serais rentré à la maison, en te disant que je t’ai également épargné la corvée d’aller rendre visite à Betsabée et mon frère.

– Bientôt, tu vas me dire que tu m’as rendu service !

– TU VOIS C’EST EXACTEMENT POUR CELA QUE JE NE TE DIS PLUS RIEN AVANT D’ÊTRE SÛR DE MOI ! J’EN AI ASSEZ, ORLANE ! ASSEZ DE TOUJOURS ENTENDRE DE LA SUSPICION DANS TA VOIX ! ASSEZ DE DEVOIR TOUT LE TEMPS ME JUSTIFIER SUR TOUT !

– TU PLAISANTES ! C’EST TOI QUI MENS ET C’EST MOI QUI RÉCOLTE DES REPROCHES !”

Nous étions hors d’haleine, chacun regardait l’autre avec des épées dans les yeux. Nous étions tellement pris par notre dispute que lorsque nous avions entendu la voix de Simon, nous en avions sursauté : “Papa, maman, vous vous disputez ?”

En chœur, nous avions répondu à Simon que nous nous exprimions juste un peu fort. D’ailleurs, je ne savais pas pourquoi je lui sortais cette bêtise, même s’il n’avait que cinq ans, il n’était pas idiot. Je me souviens très bien que lorsque j’étais enfant, mes parents me disaient pareil. Ils pensaient me rassurer alors que j’étais encore plus angoissée qu'on me mette à l’écart, alors qu’ils parlaient juste devant moi ! Pour ne pas reproduire le même schéma, je m’étais accroupie face à Simon et lui avait dit : “Écoute mon bébé, papa et maman sont en train de régler un petit problème. Tu as raison, je ne suis pas d’accord avec une idée que papa a eu, mais ne t’inquiète pas, nous…

– Nous allons rentrer tous ensemble à la maison et si tu veux on va rendre visite à tonton !”, avait conclu Liel.

Je m’apprêtais à répliquer : “Sûrement pas” ou “Il en est hors de question”, mais je venais de reconnaitre les pleurs de mon fils David. Je me retournais pour traverser la rue afin d’aller voir ce qu’il se passait de plus près. J’avais découvert Rachel qui le tenait par les épaules en lui disant : “Tu vois, on l’a retrouvée ta maman, je t’avais dit qu’elle n’était pas loin.”

David s’était jeté dans mes bras et je l’avais consolé. Une minute plus tard, je l’entendais à son tour crier : “Papa ! Mais qu’est-ce que tu fais là, maman nous a dit que tu ne pouvais finalement pas venir !”

L’entendre de la bouche de mon aîné m’avait encore plus bouleversée, mais comme Rachel était devant moi, je ne pouvais tout simplement pas craquer ni pleurer devant elle. Liel, qui m’avait suivie, avait embrassé David et lui avait donné la même explication qu’à moi : “Je voulais vous faire une surprise.”

Rachel, qui avait compris que la situation était un peu tendue, nous avait proposé avec intelligence de rentrer dans la synagogue et de participer aux festivités de la Brit Mila qui allaient commencer : “Nourit sera heureuse de vous avoir tous les deux, j’en suis sûre.”

Je me dirigeais vers la grande porte quand Liel avait déclaré dans mon dos : “Non, c’est gentil, mais on ne va pas pouvoir. Mon frère m’attend et je préfère que l’on rentre tous à la maison se reposer avant d’y retourner.

– Mais j’ai promis à N...

– Dans ce cas, il n’y a pas de problème. Je prends les garçons et je vais directement chez Betsabée. On se voit à la maison vers quatre heures. A tout à l’heure.”

Je n’étais absolument pas d’accord avec ce qu’il venait de me proposer, de plus, j’étais terriblement déçue : étant donné que lui avait tort sur toute la ligne, il aurait pu se rattraper en faisant profil bas et faire un effort pour me suivre sans rien dire ! Mon D.ieu, mais quel toupet, il avait décidé de prendre les garçons avec lui ! Et sans que je ne m’en rende compte vraiment, en les voyant partir au loin tous les trois, me laissant seule en plan, je m’étais mise à pleurer sans pouvoir m’arrêter.

Rachel avait hésité, mais très vite elle m’avait prise dans ses bras en m’abreuvant de paroles réconfortantes : “Là, là ça va aller. Ne t’inquiète pas, ma chérie. Hachem va t’aider ! Tu sais, faire son Alya n’est pas chose évidente et cela, pour tous les couples. Viens, suis-moi, tu as besoin de mouchoirs et d’un bon carré de chocolat. Ça fait du mal aux hanches, mais du bien au moral.”

Sans émettre la moindre objection, je l’avais suivie. J’avais le regard tant brouillé par mes larmes que je la suivais à l’aveuglette et dès que nous étions arrivées à destination, Rachel m’avait tendu un kleenex et un morceau de chocolat et m’avait dit : “Vu l’état de mes hanches, tu peux imaginer le nombre de carreaux de chocolats que j’ai dû dévorer pour aller mieux... Donc sens-toi libre de tout me raconter. C’est vraiment toi qui vois, sens-toi à l’aise.”

Grâce à son humour et son empathie, j’avais senti la tristesse que j’avais ressentie quelques instants plus tôt diminuer peu à peu. J’avais regardé autour de moi et m’étais rendue compte que nous étions dans une petite salle remplie de livres qui devait être consacrée à l’étude. J’étais soulagée de constater que Rachel avait eu la délicatesse de m’emmener dans un endroit où il n’y avait personne. J’avais séché mes larmes et lui avait dit : “Merci, c’est vraiment gentil de ta part, mais je ne veux surtout pas t’embêter avec mes soucis.

– Je sais, mais sache que je ne t’aurais pas proposé mon aide si ce n’était pas sincèrement.”

J’avais réfléchi et instinctivement, je sentais que je pouvais lui faire confiance. Je n’avais pas l’habitude de me confier à la première venue, parce qu’en plus il était évident que je ne savais moi-même pas où nous en étions avec Liel. Je ne voulais pas que mes histoires de couple tombent dans une oreille malveillante, qu’elles atterrissent je ne sais où et que cela me revienne en boomerang. Mon cœur me disait que Rachel ne me trahirait pas. J’avais pris une bonne inspiration et m’étais mise à lui expliquer en détails notre arrivée en Israël, les incessants allers-retours, cette impression qui ne me quitte vraiment jamais de vivre avec un étranger (qui n’en était pas un).

Je vivais les choses de mon côté, lui du sien. J’avais constaté qu’il était difficile de continuer d’entretenir une complicité entre nous, comme par le passé, pour la simple et bonne raison que lui n’avait pas conscience de la difficulté à passer mes semaines en solo et à m’occuper de nos enfants SEULE ! À ne jamais pouvoir me reposer sur quelqu’un dans la gestion des devoirs, de la maison, du ménage, de la cuisine, des courses car j’étais SEULE ! De vivre avec la crainte de tomber malade, sachant que même un simple rhume pouvait prendre des proportions pas possibles dans notre organisation. La difficulté de se faire comprendre dans un nouveau pays, que ce soit dans les administrations ou dans l’établissement scolaire de nos enfants.

Si Liel était présent, je suis certaine qu’il aurait dit que moi non plus, je ne comprenais pas ce que c’était de rentrer dans une maison vide le soir et de ne pas être accueilli par sa femme et ses enfants. De se faire à manger seul, travailler du matin au soir sans avoir besoin de rentrer tôt car il n’y a personne qui l’attend. Mon mari et moi avions eu des milliers de fois cette conversation pour en arriver à la conclusion que “cette situation” ne serait que temporaire ! Hélas, le temporaire peut faire beaucoup de dégâts dans un couple, comme pousser l’autre à carrément mentir pour telle ou telle raison.

Rachel ne m’avait pas interrompue et m’avait laissé finir jusqu’au bout. Elle avait de temps en temps émis des mots comme : “Je comprends. Je vois. Pas évident.”

La patience qu’elle m’avait accordée en m’écoutant m’avait déjà beaucoup soulagée, mais ce qu’elle m’avait dit par la suite m’avait vraiment mis du baume au cœur.

“Écoute ma chérie, ce que vous vivez ton mari et toi est tout à fait normal. Débarquer en Israël pour en couple n’est pas du tout évident, car la réalité du quotidien te frappe de plein fouet tant elle est loin de ce que nous avons tous vécu en France. Il faudrait qu’un chercheur mette au point une baguette magique pour nous effacer nos codes sociaux et toutes nos perceptions des choses qui sont radicalement différentes d’ici. L’idéal serait qu’il y ait des gens munis de cette baguette et qu’ils soient postés à la douane et avant de nous rendre nos passeports israéliens, ils nous laisseraient rentrer dans le pays la mémoire vide, comme neuve. Malheureusement cela ne se passe pas comme ça et tant mieux, car ce côté français que nous avons en nous est une force. Nous pouvons nous adapter entre deux mondes. Ce qui est formidable en soi, sauf qu’il faut du temps. Et c’est ça qui va sauver ton couple ma belle, du temps et de la patience. Il va t’en falloir une bonne dose de ces deux ingrédients jusqu’à ce que ton mari et toi décidiez qu’il quitte son travail et qu’il vienne à son tour vivre pleinement son Alya. Il n’y a rien de pire pour une personne qu’être “entre deux”. En attendant, dis-toi que toi, tu prends de l’avance pour l’aider. Tout ce que tu vis seule justement te rend plus forte et lorsque ton mari rencontrera à son tour les difficultés de l’intégration, tu seras là !

– Mais il m’a menti ! Je me sens trahie, je…”

Toutes les deux, nous avions tourné la tête violemment car nous venions de nous rendre compte qu’une fille qui avait à peu près notre âge était près de la bibliothèque en train de chercher un livre. Une fois qu’elle l’eut trouvé, elle s’était assise sur une chaise et l’avait posé sur la table prêt à lire. Rachel et moi, nous nous étions regardées d’un air incrédule face à cette fille (visiblement française) qui s’était installée comme si de rien n’était.

Puis d’un coup, la panique m’avait envahie car je ne savais pas depuis combien de temps elle était dans la même pièce que nous et ce qu’elle avait entendu. Je jetais un œil à Rachel qui avait l’air aussi paniquée que moi. Elle avait subtilement mis son doigt sur sa bouche et s’était exclamée très fort : “Tu sais les enfants sont ingrats parfois ! Ils sont tous pareils, surtout quand ils sont petits, attends cinq ans, c’est l’âge où ils comprennent que mentir peut leur permettre de sauver leur peau quand ils ont fait une bêtise…”

“Oh Sarahlé, c’est toi ?”

La Sarahlé en question avait levé le nez de son livre pour sourire à Rachel. Elle s’était levée et était venue près de nous. Elle avait donné une bise à Rachel et s’était présentée, puis elle s’était retournée vers moi pour me demander d’un air inquisiteur : “Mais dis-moi, tu ne serais pas la belle-sœur de Betsabée ?”

Très gênée, j’avais répondu par l’affirmative en priant intérieurement qu’elle ait cru Rachel qui avait avec intelligence détourné le sujet de notre conversation. Ce que je ne savais pas encore, c’est que j’avais tort car la suite de mon histoire allait me confirmer que j’aurais dû prendre plus de précautions pour préserver le peu d’harmonie qu’il restait de mon couple…

Suite à la semaine prochaine...