« Voilà ! Qu’en dis-tu, Eliakoum ? »

Le prince avait tout bonnement changé d’allure. Il s’était vêtu d’un vieux châle en haillons qui lui remontait jusqu’à la nuque, pour mieux dissimuler son visage. Son crâne rasé était camouflé par une courte perruque couleur châtain et ses belles sandales en papyrus avait laissée place à de rugueux souliers de cordes.

« Euh… c’est parfait, prince, mais... vous êtes sûr de…enfin, tout ça ? », demanda le jeune hébreu un peu troublé par tous les efforts du prince et sa mise en scène.

« Oui, mon bon Eliakoum, je dois savoir où est la vérité, et je la traquerai à tout prix », dit-il pendant qu’il s’arrangeait le col devant le miroir.

Eliakoum eut un pincement au cœur. « Quelle courage pour la simple recherche de la vérité ! Et toi, Eliakoum, regarde-toi dans la glace… »

Sa gorge se remplit des larmes qu’il essayait de contenir. Il voulut dire au prince de l’emmener avec lui, loin de tout ce faste. Mais il n’en eut pas le courage…

« Explique-moi maintenant comment me rendre à Goshen en évitant les gardes royaux, et qui chercher une fois sur place ».

Eliakoum expliqua au prince dans les moindres détails comment se rendre à Goshen, quels chemins devaient être évités, lesquels il fallait emprunter. Mais aussi comment passer inaperçu à Goshen. Il l’initia à quelques codes sociaux des Hébreux, la pudeur entre les hommes et les femmes, la tête constamment couverte, l’aumône donnée à chaque personne qui tend la main...

Le prince écoutait attentivement chacune des instructions du jeune Hébreu.

« Une fois là-bas, vous vous rendrez dans la tente d’étude des Lévites, vous demanderez à parler au Rav Aboulkabat Halévi, vous lui direz que vous venez de ma part… »

Le prince était fin prêt à prendre la route, il donna à son tour quelques directives à son homme de confiance Anarè puis, se tournant vers Eliakoum, il lança : « N’oublie pas, jeune Hébreu, la cour du Pharaon est pleine d'envoûtements. Prends garde à ses charmes, ils sont obnubilants. Je serai de retour dans quelques semaines pour les jeux de la capitale, en attendant entraîne bien Anarè, tu verras, il est agile comme un aigle ».

Le sosie du prince qui se tenait là depuis le début de l’entrevue lâcha un sourire identique à celui du prince. La ressemblance était surprenante.

Le prince sortit en pleine nuit. Il emprunta un souterrain secret qui débouchait sur les abords d’un champ de blé à mi-chemin entre le palais et Goshen. Le tunnel était froid et humide. Il dût se munir d’une torche pour éviter les poutres et autres dalles cassées qui jonchaient le souterrain obscur.

A l’autre bout du palais, à cette heure tardive, les fioles d’huiles était encore allumées dans l’une des salles de réunion du Conseil. Le sorcier Osmaarê avait convoqué les membres du Conseil pour les informer des mystérieuses excursions de l’héritier du trône.

« Je vote pour qu’on l’empoisonne », dit Potèra de sa voix rauque.

« Silence Potèra, tu vas nous faire démasquer », dit l’un d’eux.

« Je n’ai pas à avoir peur de quiconque, nous sommes la cour, nous sommes le pouvoir ! Ce n’est pas un minable comme Ankhéfènie qui va faire basculer tout l’empire, tuons-le ! », dit-il les dents serrées.

« Il suffit, Potèra », dit le mage de sa voix glaciale. « Ankhéfènie est tout de même le prince d’Egypte et le peuple l’aime grandement. Nous ne pouvons pas nous en débarrasser si facilement… ».

« Le peuple, le peuple…une bande d’imbéciles heureux », interrompit Potèra.

Le sorcier reprit calmement. «  Nous devons agir avec stratégie. Dans deux semaines, les jeux se dérouleront dans la capitale et nous verrons notre cher prince victime d’un malheureux accident… ».

Le prince s’essoufflait, le chemin lui paraissait interminable, mais il devait gagner Goshen avant l’aube, pas de pause prévue au programme. Perlant de sueur et égratigné par les frictions avec les murs de pierre du souterrain, il arriva enfin à bout de cet interminable tunnel. Un escalier gravé dans la roche menait à une trappe poussiéreuse qu’il fallait soulever pour sortir de la grotte. Tout autour, l’humidité et les toiles d’araignées arboraient les parages. A bout de force, il poussa la trappe qui décolla le lopin de terre qui donnait sur un champ de blé. Il s’assit un instant, éreinté par ce périple dont il n’avait parcouru seulement que la moitié. Le bruit des criquets et les rires sarcastiques des hyènes l’avaient sorti de sa torpeur. Il poursuivit son chemin avec une détermination ravivée… 

Aux premiers rayons du soleil, Ankhéfènie prince d’Egypte passa discrètement le grand portail rouillé de Goshen.

Ce fut la première fois qu’il pénétrait la cité hébraïque. Son cœur s’alourdit en pensant à la misère de ce peuple, privé du minimum vital. La cité pourtant immense paraissait recroquevillée sur elle-même. La tristesse et la souffrance émanaient de ses murs…

Suivant le croquis qu’Elikaoum lui avait dessiné, il longea les murs, l’échine courbée, jusqu’à la tente des Lévites qui, par chance pour ses pauvres mollets, était l’une des premières à l’entrée de la ville.

Une immense tente blanchâtre vieillie par les aléas de l’exil était dressée au milieu du quartier des Lévites. Les gardes de sa majesté avaient pour ordre de ne jamais y pénétrer. Superstition pharaonienne. 

Ankhéfènie poussa délicatement le rideau de tissu et se glissa à l’intérieur de la salle d’étude. Son châle jusqu’aux yeux, il était méconnaissable.

Des pierres d’assises étaient disposées en arc de cercle, formant plusieurs rangées et une pierre un peu plus haute leur faisait face. “ Cela devait sûrement être la place de l’enseignant “, se dit-il.

« Chalom. Ata Mé’hapèss Michéou ? (Bonjour, cherches-tu quelqu’un ?) », avait demandé l’homme.

Ankhéfènie comprit qu’il parlait en hébreu. Il avait tout prévu sauf ça. Hésitant, il tendit à son interlocuteur le bout de papyrus sur lequel Eliakoum avait griffonné le nom du Rav Haboulkabat Halévi, dans l’espoir que ce dernier ne pose pas trop de questions. Son cœur battait. Il était planté à attendre la réponse de l’homme, qui peinait à déchiffrer le morceau de papier.

« A Evanti, Ata Mé’hapèss Ete HaRav. Bo Békhavod. (Ah, j’ai compris, tu cherches le Rav. Viens, je t’en prie) ». L’homme guida le prince dans une salle adjacente. 

Après quelques coups délicats donnés sur la porte, le Rav ouvrit.

A la vue du visiteur, il congédia son assistant et fit signe au prince de prendre place sur le petit tabouret qu’il avait à lui proposé. Le prince entra d’un pas hésitant, puis ôta sa capuche. Le Rav reconnut immédiatement le prince et se courba avec révérence. 

« Bienvenue à vous, prince d’Egypte », dit-il dans un égyptien parfait. Le Rav Aboulkabat Halévi était un homme grand au visage lumineux. Sa voix était calme et posé. Il dégageait une énergie sereine. Son érudition le précédait dans tous les domaines de la sagesse. 

« Que nous vaut l’honneur de votre visite, votre majesté ? ».

« Je… comment dire »... Il n’avait pas pensé à ce qu’il allait dire une fois devant le Rav. En réalité, il ne s’imaginait même pas se retrouver là à parler avec un Rav. Mais tout s’était enchaîné si vite…

« Je voudrais apprendre votre savoir », finit-il par lâcher.

Le Rav plissa les yeux, il sentait que son interlocuteur était motivé de bonnes intentions.