Le 10 Tévet est observé, on le sait, pour 4 raisons différentes qui incluent toutes un danger de chute morale : début de la destruction du 1er Temple par les Babyloniens, fin de la prophétie, avec la mort d’Ezra, début de la religion chrétienne, avec la naissance du 25 Décembre, apparemment un 10 Tévet, du fondateur du christianisme, et enfin traduction de la Septante, de la Torah en grec. C’est sur cette dernière transformation qu’il importe de réfléchir, car elle inclut, d’une part, un danger grave de sécularisation, et d’autre part, elle a entraîné une obscurité dans le monde, pendant 3 jours.

Essayons d’expliquer le danger d’une traduction. La parole de D.ieu devient une parole profane. Le sacré devient laïque, l’Infini se réduit au fini, et c’est là qu’apparaît le danger, d’une gravité extrême, du panthéisme. C’est la raison qui a poussé les Rabbins à excommunier Spinoza, car cet objectif est fort séduisant : s’approprier ce qui n’est pas à nous. C’est cela qui, voulu délibérément, déchire la Création, car l’on retrouve ici un refus du Créateur, plus grave que l’idolâtrie – qui accepte l’idée qu’il y ait des êtres immortels – ou l’athéisme – qui nie l’existence d’une Etre éternel, pour penser que la Nature est incréée.

Le panthéisme, lui, estime qu’il y a une divinité dans l’être naturel. « Pan » signifie en grec « Tout » et « Théisme » veut dire divinité. Tout est divinité : là est le danger. Le créé et le Créateur ne sont qu’un, et pour éviter la difficulté existante entre l’être qui DONNE et l’être qui RECOIT, puisque c’est, selon le panthéisme, le même ETRE, pour éviter cette difficulté Spinoza distingue la « natura naturans » agissant, active, de la « natura naturata » agie, passive. C’est ici que se rencontrent et se confondent dans l’Etre l’« Agissant » et l’Agi. Ainsi peut-on comprendre le but de la traduction d’un texte sacré : le traduire, c’est en transformer l’essence, le débarrasser de sa gangue sacrée. C’est le grave danger pour ceux qui veulent désacraliser le sacré, profaner ce qui est saint, puisque provenant de la Source de la Sainteté. Si le but de la traduction est de rapprocher le lecteur du texte original, il ne faut pas oublier l’aphorisme italien : « tradutore, tradittore ». Traduire, c’est toujours un peu « trahir », cela peut être conscient ou non ! Ce n’est pas un hasard que Levinas remarque que Spinoza a inauguré la critique biblique (Difficile Liberté, p. 146), tout en soulignant que la critique biblique ne ruine qu’une foi ébranlée. Le panthéisme est une liberté devant les textes. Et Levinas ajoute, avec une remarquable clairvoyance : « Etudiés pour eux-mêmes, (ces textes éternels) n’attestent-ils pas la valeur divine de leur inspiration, le miracle purement spirituel de leur réunion. Miracle d’autant plus miraculeux qu’il s’agit de fragments plus nombreux et plus disparates. Merveille d’autant plus merveilleuse que le rabbinisme y trouve un enseignement concordant. Or la lecture de ces textes peut nourrir une fidélité au judaïsme » (Ibid.). Si l’on se souvient combien Spinoza nie l’existence du miracle, ce texte de Levinas tient réellement du miracle !

Mais l’on veut, dans le contexte de cette chronique, expliquer pourquoi c’est le problème de la traduction qui semble inclure les 3 autres dangers. Fin de la prophétie, annonce de la destruction du Temple, naissance d’une nouvelle religion, sont des étapes vers une baisse spirituelle immanquable, qu’il importe de stigmatiser, et contre laquelle il convient de se protéger ; cependant, traduire est différent, car, comme on l’a relevé plus haut, c’est une épée à double tranchant, et l’intention de la traduction en éclaire la signification. A un Mendelsohn qui, tout en restant lui-même orthodoxe, traduisit en allemand le Tanakh pour le « laïciser », pour le présenter comme une « littérature » semblable aux autres cultures – et s’est donc heurté à l’opposition des Sages de sa génération, on peut comparer la traduction en allemand, cent ans plus tard, par le Rav Samson Raphaël Hirsch, encouragé par les Grands de son époque. Son but était, en effet, de rapprocher le public de la foi en un Créateur, et le convaincre de la vérité de la Torah. Traduction aussi, intention essentiellement différente.

C’est là la raison qui nous permet de dire que ce danger, la traduction, peut être transformé en auxiliaire de la Torah. Alors, importance de l’esprit dans lequel une traduction du Tanakh est faite. Rendre le texte encore plus sacré, ou, ce qu’à D.ieu ne plaise, le désacraliser, c’est le but de la traduction. Il convient donc de garder les choses dans leur proportion. Si le Hatam Sofer estime que le jeûne du 10 Tévet inclut, au-delà des événements passés, un avertissement pour l’avenir, c’est à ce niveau qu’il importe de définir le défi que cette date implique. Le défi serait de perdre la sainteté, la spiritualité, qui est la finalité de la création, comme le signifie la Révélation. Celle-ci a été révélée dans les 70 langues, ainsi que l’écrit Rachi dans Devarim (1, 5), mais c’était au nom de la Transcendance. Traduire sans rester dans le cadre de la sainteté ne peut être qu’une trahison. Cette trahison, cette perte de Kédoucha, est commune aux 4 malheurs du 10 Tévet, mais surgit le mieux dans le contexte de la traduction.

A nous de relever ce défi, afin de retrouver notre Beth Hamikdach à Jérusalem et qu’arrive, bien vite, bientôt, le temps où les nations viendront prier à Jérusalem qui doit redevenir le Tel Talpiot, le Lieu où ont prié nos Patriarches et où doivent se retrouver les descendants des prophètes.