S’il réussit à extirper entièrement le mal de sa personne sans y laisser la moindre trace, au point de le haïr complètement, le Juif accède au rang de juste parfait (Tsadik Gamour). Mais c’est là un degré qui n’est pas à la portée du commun des mortels...

Jour lumineux, date mémorable, le 19 Kislev est par excellence le jour de l’an du calendrier ‘Hassidique. D’abord parce que Rabbi Chnéor Zalman (1745-1812, fondateur du mouvement ‘Habad) y fut libéré après 53 jours d’emprisonnement à Pétersbourg (en 1798) ; mais aussi et surtout parce que la doctrine ‘Habad a connu, après la libération de ce grand maître (qu’on appelle également le Admour Hazaken car il est le premier de la dynastie), une impulsion nouvelle et un élan formidable.

Au Ba’al Chem Tov et au Maguid de Mézéritch venus (depuis l’au-delà !) lui rendre visite dans sa cellule, Rabbi Chnéor demandait le réel motif de son incarcération. "C’est parce que tu as révélé de profonds secrets de la Torah !" lui dit-on. "Devrais-je donc cesser de le faire ?" s’enquit le Admour Hazaken. "Puisque tu as commencé, continue de plus belle !" fut la réponse. Depuis, la littérature ‘Hassidique n’a cessé de proliférer et d’offrir ses plus belles perles.

Rabbi Chnéor Zalman possédait dans un même écrin deux atouts qui vont rarement de pair : savoir talmudique et science ésotérique. Ce n’est pas fortuitement qu’il s’appelait Chnéor (שניאור), un prénom qui signifie en hébreu "deux lumières", et annonçait, sous le signe d’une prémonition, la double vocation de ce maître : ce serait un codificateur et auteur d’un Choul’han ‘Aroukh, et il serait de surcroît connu pour son œuvre maîtresse, le Tanya. Le Admour Hazaken est d’ailleurs passé à la postérité sous le nom de Ba’al Hatanya, l’auteur du Tanya.

L’incontournable Tanya

Ce livre, véritable fleuron de la doctrine ‘Hassidique, a suscité l’admiration universelle de tous les maîtres ‘Hassidiques et valu à son auteur d’innombrables compliments. Rabbi Mena’hem Mendel de Kotzk s’exclamera : "C’est de la divinité pure !" Rabbi Aharon Rota, l’auteur du Chomer Émounim, qualifiera ce livre de "Choul’han ‘Aroukh de la ‘Hassidout" et lui consacrera une étude quotidienne. Rabbi Eliahou Dessler, l’auteur du Mikhtav Mééliahou, chérira beaucoup cet ouvrage. Il dira, à la vue de l’exemplaire qu’en possédait son gendre : "Il n’est pas assez usé" ; s’entend : "Tu ne l’as pas assez étudié".

Dans ce chef-d’œuvre de littérature et de sainteté, chaque phrase est concise, chaque mot est pesé, chaque lettre même n’y est inscrite qu’après mûre réflexion. Le frère de l’auteur, le Maharil, Rabbi Yéhouda Leïb, devait attester qu’une fois, Rabbi Chnéor a réfléchi pendant trois semaines avant de se décider à ajouter ou non la lettre Vav (la conjonction "et") à un certain mot !

Il faut dire que la popularité de cet ouvrage n’est pas imméritée. Il a contribué à ramener au judaïsme bien des âmes perdues, bien des esprits égarés.

Le but essentiel du Tanya est, comme le précise d’emblée l’auteur, de montrer que la pratique du judaïsme est à la portée de tout le monde. "La chose est très proche de toi, dans ta bouche et ton cœur pour l’accomplir." (Dévarim 30, 14) Tel est le credo constant. Et l’on va nous indiquer la voie pour y parvenir, non sans préciser que c’est un "chemin long (qui demande une préparation constante, une progression lente et sûre) puis court (c’est-à-dire qui paye finalement)." Pour ce faire, le Juif doit utiliser toutes les ressources intellectuelles dont il dispose afin d’assujettir son cœur au service de D.ieu. Il faut que "le cerveau domine le cœur", c’est-à-dire qu’à force de méditation, les sentiments d’amour et de crainte finissent par naître et stimuler l’observance des Mitsvot.

Le judaïsme doit être vivant !

À cet effet, Rabbi Chnéor nous livre nombre de conseils efficaces, plein d’explications originales et inédites qui s’appuient toutes sur les enseignements de "livres et scribes sacrés" (notamment le Maharal de Prague).

En voici quelques exemples. Au chapitre 2, il nous est rappelé que l’âme est "véritablement une parcelle de D.ieu" (formule empruntée au livre de Iyov 31, 2). Chacun possède en soi une âme divine, pure et lumineuse, autrement dit chaque Juif est un être exceptionnel, un prince. Qui resterait insensible à cette idée ? Et même la seconde âme, l’âme animale, respecte et admire l’âme divine. Aussi, quand elle lui livre un combat, elle espère secrètement que l’autre – l’âme divine — gagnera la partie (voir la fin du chapitre 9). Dans cette optique, la phrase "D.ieu a tout fait pour un but prédestiné, même le méchant pour le jour du malheur" (Michlé 16, 4), revêt un sens nouveau : le but de l’âme animale (le méchant) est de transformer le mal (le malheur) en lumière (jour).

Pour accomplir sa mission, pour attirer le Divin ici-bas (car D.ieu a désiré avoir une demeure dans les mondes inférieurs) et pour s’unir au Divin, le Juif dispose de la Torah et des Mitsvot. Grâce à la Torah, qui est une sagesse purement divine, l’homme s’élève et se confond avec D.ieu (en une unité parfaite et absolue, comme le signalent les chapitres 5 et 47 du Tanya). Grâce aux Mitsvot, qui sont en quelque sorte des "membres" ou réceptacles de la révélation divine, le Juif fait descendre la Présence divine ici-bas. Cependant, l’âme est spirituelle et la Torah et ses préceptes sont matériels ... Comment pourrait-elle les atteindre ? Elle se servira d’un intermédiaire, l’âme animale, et de trois outils appelés vêtements de l’âme dans la mesure où l’âme se "coule" dans ces outils pour agir sur le monde extérieur : ce sont la pensée, la parole et l’action. Quand un Juif pense à la Torah, quand il parle de Torah ou prononce le Chéma’ et autres prières, et quand il accomplit concrètement les Mitsvot, on dit que son âme se "revêt" entièrement des 613 commandements de la Torah (chapitre 4).

S’il réussit à extirper entièrement le mal de sa personne sans y laisser la moindre trace, au point de le haïr complètement, le Juif accède au rang de juste parfait ou Tsadik Gamour. Mais c’est là un degré qui n’est pas à la portée du commun des mortels. Tout le monde n’est pas comme le roi David qui, n’ayant cessé de jeûner, avait tué son mauvais penchant ; tout le monde n’est pas comme Rabbi Chim’on Bar Yo’haï qui, selon les termes du Zohar (introduction, I, 4, 1), avait réussi à transformer les ténèbres en lumière (chapitre 10). Le Juif doit plutôt aspirer à être un Bénoni. C’est une catégorie intermédiaire entre le méchant et le juste. Mais il ne faut pas s’y tromper. Cette catégorie n’est pas à mi-chemin entre juste et méchant. Le Bénoni ne pèche jamais (chapitre 14) et respecte la Torah toute entière.

L’individu moyen, modèle à suivre ?

Mais alors, quelle différence y a-t-il entre un Bénoni et un Tsadik ? Très simple : le Tsadik ne pèche pas, et n’en a aucune envie car tout mauvais penchant l’a quitté ; le Bénoni, lui, pourrait en avoir envie, mais il sait se contenir et se maîtriser. Dès qu’une mauvaise pensée lui monte à la tête, il l’écarte aussitôt ; dès qu’une envie se manifeste dans son cœur, il s’en détourne en songeant à l’amour naturel qu’il éprouve à l’égard de son Créateur, et qui gît naturellement dans son cœur. Car oui, chaque Juif possède un amour inné pour son Créateur, que lui ont légué en héritage les patriarches (chapitres 18 et 19). Et la conscience de cet amour, voire son simple souvenir, donne la force à chacun de se sacrifier pour la cause divine (chapitre 25). Non pas à contre-cœur, mais plutôt allègrement et avec joie. Car la joie est au cœur du service divin (chapitre 26).

L’exemple que cite à ce sujet le Admour Hazaken est saisissant : deux lutteurs s’empoignent et tentent de se faire tomber ; l’un est fort mais lent et lourd, le second est moins fort mais plus agile ; c’est le second qui l’emportera. De même, si l’on sert avec scrupule (force) son Créateur mais qu’on est indolent et triste, on ne pourra pas vaincre le mauvais penchant ; il faut plutôt faire montre de zèle et d’empressement, qualités que seule la Sim’ha (la joie) procure. Peu à peu, l’on change son regard sur le monde ; nos yeux se dessillent, on est à même de considérer la dimension spirituelle et on oublie progressivement la matière. C’est ainsi le meilleur moyen d’observer la Mitsva fondamentale d’aimer son prochain, Ahavat Israël, comme le souligne le chapitre 32 (32 est justement la valeur numérique du mot Lev, "cœur" en hébreu).

Car si l’on s’arrête au corps et à l’aspect physique, on ne peut pas aimer parfaitement son prochain. Il est différent. Et si on l’aime par affinité, alors on aime par intérêt. Mais si l’on sait observer et discerner l’âme d’autrui, alors il est très facile d’aimer tous les Juifs car les âmes sont sœurs, issues d’un même Père. Et les âmes sont toutes sublimes. Qui saurait mesurer la grandeur d’une âme ? Dès lors, comment ne pas aimer son prochain ?

L’on pourrait citer bien d’autres pages et explications, mais le Tanya est une œuvre inépuisable. Ces quelques exemples, déjà très éloquents, ne sont qu’une goutte dans l’océan. Pour que le lecteur se fasse une idée plus juste des trésors que recèle cet ouvrage, nous l’invitons à le consulter directement. Il a d’ailleurs été traduit en plusieurs langues (même en arabe !) et il fait l’objet d’un cycle d’étude annuel qui commence le 19 Kislev et se termine à la veille de cette date.

Elie Marciano