Tous les commentateurs de l’exégèse biblique s’accordent à dire que le livre de la Genèse traitant de la création du monde et de l’homme est l’un des recueils les plus mystiques du canon. Certains iront même jusqu’à dire que les premières sections renferment les plus grands secrets de la Kabbale ainsi que les significations des enjeux de toute l’histoire de l’Humanité. Nous allons nous pencher sur l’une d’entre elles, celle qui concerne la faute originelle, et tâcher d’en tirer les leçons de vie qui s’imposent.

La faute originelle et son effet sur l’âme humaine  

Le sort de l’Humanité toute entière se joua dans la dizaine de versets retranscrits dans le second chapitre de la Bible, lorsque Adam, le premier Homme, faillit à son devoir. Le Ramban (Na’hmanide), dans son commentaire sur la Genèse, se penche sur ses versets et y apporte un éclairage pour le moins énigmatique.

Suivons tout d’abord son analyse. 

Dans les derniers actes de la Création, D.ieu planta des arbres délectables dans un jardin en ‘Eden. Il plaça au centre l’arbre de la vie, à côté de celui que le texte appelle l’arbre de la connaissance du bien et du mal. D.ieu interdit à l’homme et à son épouse de consommer de cet arbre spécial, les avertissant qu’en cas d’insubordination, Il mettrait fin à leurs jours (Genèse 2, 17).

Toutefois, le serpent éprouva le jeune couple et ils succombèrent tous deux, faisant sombrer leur descendance dans les vicissitudes d’un exil interminable. L’histoire de notre vie…

Le commentateur affirme que la consommation du fruit de l’arbre de la connaissance donna à l’homme la capacité de choisir entre le bien et le mal ; en d’autres termes, le libre arbitre.

Le Ramban fonde son propos sur le Talmud qui déclare que la connaissance – le Da’at en hébreu – fait référence à la volonté de l’Homme et à sa capacité à arbitrer entre les forces du bien et du mal. Ce n’est donc qu’à la suite de cette faute que l’homme accéda selon lui à cette sombre aptitude, celle d’enfreindre la volonté de D.ieu, typique du libre choix. De même, lorsque le serpent amorça sa démarche pernicieuse, il mit en avant l’argument suivant : “Vous serez comme D.ieu ayant la connaissance du bien et du mal.” (ibid. 3, 5).

C’est dans le même esprit que Na’hmanide interprètera le verset du chapitre suivant : “D.ieu dit : ‘voilà que l’homme était comme l’un des nôtres sachant le bien et le mal.’ ” (Ibid. 3, 22). Le verset souligne cette qualité céleste de la liberté du choix s’incarnant maintenant chez l’être humain. Et c’est bien sûr la consommation du fruit défendu qui conféra à l’homme la capacité de choisir entre le bien et le mal. Mais c’est précisément là que les choses se corsent pour nous… 

En fait, son explication soulève plusieurs ambiguïtés.

Comprendre le mécanisme de la faute

La première ambiguïté consiste à comprendre comment, avant d’avoir consommé du fruit en question, l’homme a pu être sujet à une injonction divine s’il n’était pas à même de choisir entre le bien et le mal ? Le commandement originel ne serait-il pas caduc s’il est adressé à une personne qui n’a pas d’autre choix que de s’y soumettre ? Un ordre n’a-t-il pas foncièrement de sens que pour celui capable de le braver ?

Et, si tant est qu’il existe une explication satisfaisante à tout cela, nous constatons bien, à la lecture du texte biblique, qu’Adam le premier Homme a effectivement enfreint le commandement divin ; d’où l’étonnement, puisqu’il n’avait nullement la capacité de s’insurger ? Avant d’avoir acquis la capacité de désobéir à D.ieu, il est impossible de le faire ; c’est l’œuf et la poule, version biblique ! 

Remarquons un autre fait intrigant dans toute cette histoire. Au chapitre précédent la faute, le verset dit : “D.ieu dit : ‘faisons l’homme à notre image’ ” (Ibid. 2, 26). L’homme est donc à l’image du Démiurge avant l’acquisition du libre arbitre. Comment Na’hmanide va-t-il faire coïncider tout ce méli mélo ?

Plusieurs commentateurs se sont penchés sur la question. Voici la teneur des explications de certains d’entre eux. 

Le Mal est relatif

Le Néfech ‘Hahaïm[1] tempère quelque peu les propos de Na’hmanide et explique qu’Adam, le premier homme, avait effectivement la liberté du choix avant même sa consommation du fruit défendu, car ce n’est qu’à cette condition qu’il fut créé. Toutefois, son libre arbitre était foncièrement différent avant sa faute. Autrefois, dit-il, le mal était une force extérieure à l’homme, n’influençant jamais sa nature profonde. Ses choix étaient ontologiquement purs et provenaient intrinsèquement de sa nature parfaite. Cependant, après son péché, le Mal pénétra en lui et se mêla à son être au point qu’il ne fut plus capable de s’en départir. Le Mal devint partie intégrante de sa personnalité. On comprend au passage la raison pour laquelle le texte déclare que l’homme est semblable au divin avant même sa faute, ceci pour la qualité de sa nature et la liberté de ses choix.

Son explication semble d’ailleurs trouver un certain reflet dans le récit, en cela qu’à la base de cette transformation identitaire, il y avait un acte de consommation, exprimant l’idée de faire pénétrer un corps étranger à l’intérieur de soi …

En revanche, d’un point de vue dialectique, je peine toujours à comprendre son explication. Comment résout-elle notre problème ?

Formulons la question : si la nature de l’Homme était-elle si pure, comme le prétend le Rav, comment a-t-il pu se résoudre à désobéir à un ordre direct venu de D.ieu ? N’est-ce pas là le plus grand signe d’une défaillance dans son système dit “parfait” ?

Croire qu’on en sait plus que D.ieu

Le Mikhtav Mééliyahou[2] complète et dit qu’Adam, le premier Homme, était persuadé d’avoir une bonne intention lorsqu’il consomma du fruit défendu. Son erreur ? Croire que nous sommes en droit de modifier le commandement de D.ieu, si notre sensibilité personnelle nous pousse à croire qu’il n’est pas adapté à notre “nous”. Les germes du courant réformiste…

À l’image d’une personne qui se voit confier par son ami une pièce de monnaie, en la suppliant de la conserver avec le plus grand soin. Mais le dépositaire, pensant bien faire, l'insère dans une machine à sous dans le but de la faire fructifier. Manque de chance, il la perd. Le fait qu’il ait voulu faire plaisir à son ami n’excuse en rien qu’il se soit permis d’utiliser un bien qui ne lui appartenait pas.  

Il en va de même concernant le premier Homme qui n’était pas satisfait de sa condition. Pour lui, tant que le mal demeurait hors de lui, il ne le sublimerait jamais et ne témoignerait donc pas vraiment de sa déférence pour D.ieu. Il voulait se battre. Son intention était de se distinguer auprès de D.ieu. Faisant plus que ce que l’on exigeait de lui, il garantirait par-là sa dévotion et marquerait l’histoire du genre humain. 

La faute n’était pas uniquement d’avoir désobéi à D.ieu, mais aussi d’avoir eu l’arrogance de croire qu’il était davantage en mesure d’évaluer son ascension spirituelle. Quant à nous, fils de l’Homme, serions-nous totalement étrangers à ce genre d’intentions ?  

 

[1] Premier portique, chapitre 6 

[2] Première partie, chapitre 1, p. 113