Question de Solange B.

Bonjour Rav Scemama,

Je suis une Ba’alat Téchouva assez récente et j'ai assisté à un cours dont le sujet portait sur l'amour du prochain qui est fondamental dans la Torah, à tel point qu'un Sage aurait dit à un non-juif qui voulait se convertir que ce commandement est le cœur du judaïsme, toutes les autres Mitsvot n'en seraient que des dérivés.

J'ai été très étonnée par ces propos, car je veux bien admettre que l'amour que l'on doit porter à son prochain est un pilier de la Torah, mais que le Chabbath, la Cacheroute, ou la prière soient secondaires à cette Mitsva m'est très difficile à concevoir.

De plus, je ne comprends pas la formulation de ce commandement : j’ai déjà d'énormes difficultés à envisager qu'il faille aimer des étrangers et je ne sais pas comment développer de tels sentiments, mais de les aimer "comme soi-même" me semble une chose impossible à réaliser, si ce n'est pour ses propres enfants (ou peut-être pour des êtres très proches).

Que dire au sujet de personnes qui nous ont fait du mal, à qui personnellement je ne pourrais jamais pardonner, à plus forte raison, les aimer.

Merci de me consacrer de votre temps pour m'éclairer sur ces questions.

Réponse du Rav Daniel Scemama

Bonjour Solange,

Vous touchez des points importants qui demandent effectivement des explications, et nous allons essayer d'y répondre, en tous les cas dans les grandes lignes.

1. Tout d'abord, commençons par une remarque : si la Torah ordonne d'aimer son prochain "comme soi-même", on en déduit que, naturellement, nous nous aimons, sinon, comment le "comme toi-même" serait une référence de l'intensité d'amour que l'on doit porter à son prochain ? Le verset nous commande : de même que tu t'aimes, aime de la même façon ton prochain. 

Si quelqu'un ne s'aime pas, il ne pourra pas aimer l'autre, même un proche. A une femme qui avait des problèmes dans son couple et à qui on avait demandé ce qu'elle reprochait à son mari, elle répondit : "On se ressemble trop, je vois en lui tous mes défauts". 

Une telle personne devra chercher à s'aimer et à s'apprécier, car elle souffre d'un mal d'ordre psychologique, qu'il faudra éventuellement soigner avec l'aide d'un thérapeute spécialisé dans ce domaine.

2. Vous demandez comment la Torah peut demander l'impossible, à savoir aimer son prochain comme soi-même.

Sous une certaine optique, un des plus grands commentateurs des textes Bibliques, Na’hmanide, le Ramban, vous donne raison.

En effet, il relève que ce commandement, tel qu'il est écrit et "compris", s'oppose à un autre principe énoncé par nos Sages qui veut que : "Ta vie passe avant celle des autres" (Baba Métsia 62a) : si on se trouve dans une situation où l'on n'a pas de choix, soit sauver sa propre personne, soit sauver son prochain à son détriment (par exemple, je possède une quantité d'eau suffisante à une seule personne dans le désert), on doit donner la priorité à soi-même.

C'est pourquoi ce grand Sage explique cette phrase différemment de son sens simple et littéral : aimer comme soi-même veut dire qu'il faut souhaiter à son prochain tous les bienfaits possibles que toi-même tu aspires à obtenir, comme réussite, honneur, santé et autre, et ne pas rester pas dans ta vision étriquée et égocentrique qui veut que ces choses soient ton unique patrimoine, en venant même à jalouser une personne qui posséderait ce que toi tu n'as pas.

Le Ramban justifiera son commentaire par un détail du texte : il n'est pas écrit : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même", mais "Tu aimeras vers ton prochain, comme toi-même" ("ré’akha" et non pas "Ete Ré’akha" en hébreu). Cette nuance grammaticale montre bien qu'il s'agit d'octroyer une pensée positive vers son prochain, comme nous l'avons rapporté.

3. Au début de votre question, vous faites sans doute référence à ce passage du Talmud (Chabbath 31a) dans lequel il est rapporté qu'un non-juif s'est rendu chez Hillel et lui a dit qu'il était prêt à se convertir au Judaïsme "s’il lui enseignait toute la Torah le temps de se tenir sur une jambe".

Le grand Sage Hillel accepta et lui répondit : « "Ce que tu n’aimes pas que l'on te fasse, ne le fais pas à ton prochain", ce principe résume toute la Torah, tout le reste n'en étant que développement. » 

On remarque qu'Hillel n'a pas formulé cette Mitsva sous sa forme positive, comme elle apparaît dans le texte Biblique ("Tu aimeras ton prochain comme toi-même"), mais sous une forme négative ("Ce que tu n’aimes pas que l'on te fasse, ne le fais pas à ton prochain"). Le Maharcha (grand commentateur du Talmud) justifie ce changement pour les raisons énoncées plus haut, à savoir qu’elle s’oppose au principe : "Ta vie passe avant celle des autres".

Il nous reste à comprendre comment Hillel a pu dire que cette Mitsva est le cœur du Judaïsme et toutes les autres Mitsvot n’en sont que des dérivés. Pour cela, nous devons cerner les raisons pour lesquelles l’homme a des difficultés à aimer son prochain. Si on réfléchit bien, c’est l’égocentrisme : toute personne est focalisée, consciemment ou inconsciemment, sur ses désirs égoïstes, l’autre ne l’intéresse que pour ses propres intérêts. Pour éviter qu’on en arrive à causer du tort à son entourage, la Torah a ordonné de nombreuses interdictions comme ne pas tuer, voler, tromper, même ne pas désirer les biens et la femme qui ne lui appartiennent pas. Elle a aussi énoncé un principe général qui englobe tous ces commandements : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même".

Pour parvenir à réaliser cette Mitsva concrètement, le Sage Hillel nous enseigne la démarche à suivre : "Ce que tu n’aimes pas que l’on te fasse, ne le fais pas à ton prochain".

"Ce que tu n’aimes pas que l’on te fasse" : chacun sait ce que cela veut dire et ce que cela représente de par son expérience, car, comme nous l’avons rapporté, nous sommes très proches de nous-mêmes et de nos besoins. Par cette approche dans laquelle on fait participer notre égo, on peut parvenir à reconnaître les besoins de l’autre.

Cette démarche intelligente et éducative est la clé pour annihiler l’égocentrisme et la petitesse de l’homme. Et si on y parvient afin d’entretenir de bons rapports avec les hommes, on y parviendra aussi afin de respecter nos devoirs envers D.ieu. Car ce qui nous empêche d’être un serviteur de D.ieu, c’est aussi notre égo, comme nos Sages nous l’enseignent : "L’orgueilleux et l’Eternel ne peuvent résider dans une même demeure".

D’après cette explication, le "comme toi-même" exprimé dans le Texte prend un tout autre sens : c’est grâce à un regard sur soi-même et une réflexion sur "ce que tu n’aimes pas que l’on te fasse" qu’on peut parvenir à aimer et respecter son prochain.

4. Ajoutons, dans une optique plus élevée, que le Judaïsme considère nos rapports avec notre prochain comme un Service Divin : tout ce qui nous arrive, même par le biais des hommes, est en fait un message de D.ieu. envers nous. Si c'est un bienfait, nous devons non seulement remercier le bienfaiteur pour son cadeau, mais également l'Éternel qui, par l'intermédiaire de l'homme, nous a gratifiés de ce cadeau. S’il s'agit d'une souffrance, bien que la personne qui l’a provoquée s'est mal conduite et devra donner des comptes pour son acte, elle provient aussi de D.ieu.

C'est ainsi que David Hamélèkh, en fuite devant son fils rebelle, se voit insulté et lapidé par un personnage nommé Chimi ben Guéra, et au lieu de se venger et de le tuer, David cherche plutôt à voir dans cet évènement un message de D.ieu qui lui exprimerait Son mécontentement par l'intermédiaire de cet impie (Chmouel II 16,10).

Grâce à cette optique, on peut parvenir à ne pas vouloir se venger ou même à tenir rancune à quelqu'un qui nous aurait causé du tort. Car notre vision n’est plus dans l’horizontal (mon rapport avec autrui), mais à la verticale (ma relation avec D.ieu).

Concrètement, ce travail n’est pas facile à réaliser, il n'en reste pas moins qu'on se doit d'aspirer à vivre nos relations avec notre prochain dans cet esprit.

Pour conclure, nous rapporterons qu'un grand Admour (Rabbi Chlomo de Zvil) a pu dire qu'il aimait tous les hommes car il voyait en eux les créatures de D.ieu, et "comme j'aime D.ieu, j'aime aussi Ses créatures". Ce grand Tsadik, par un travail intérieur intense, était parvenu à percevoir dans chaque être l’étincelle Divine qui est en lui, au-delà de son apparence. Il appliquait sans aucun doute le commandement de "Tu aimeras ton prochain comme toi-même" dans son sens textuel et positif. 

Alvay (espérons), qu'un jour nous puissions ressentir un peu de ce noble sentiment.