Il existe bien une belle communauté juive orthodoxe en Hollande, même si elle n’est pas très grande. Je suis par exemple un Juif hollandais orthodoxe depuis huit générations.

Encore quelques mots sur moi ; je suis Cho’hèt (abatteur rituel), Mohel (circonciseur) et… avocat. D’après un célèbre adage hollandais : « si personne n’est là pour remplir un certain rôle, il faut bien que quelqu’un s’en charge. » Je vise bien sûr ici mon rôle de Cho’hèt et de Mohel, et non celui d’avocat ; et en hollandais, sachez que ça sonne beaucoup mieux.

L’histoire que je m’apprête à vous raconter s’est déroulée il y a plusieurs années.

Le cas d’une jeune fille juive qui a demandé à épouser un citoyen hollandais non-Juif a été présenté à la direction de la communauté.

Malheureusement, ces cas sont très fréquents en Europe, et notamment en Hollande où l’assimilation est particulièrement forte.

(Soit dit en passant, la raison en est que ces non-Juifs ne sont pas antijuifs comme dans toute l’Europe - un point de réflexion sur la question de savoir s’il est si grave que les non-Juifs nous haïssent…)

Bien entendu, la Halakha n’autorise pas la conversion dans le but du mariage ; mais dans le passé, l’un des grands Sages de la génération m’avait expliqué qu’en Hollande, toute personne était susceptible d’avoir des origines juives, justement en raison de la grande assimilation qui y régnait.

Le père de la jeune fille s’était adressé à nous, il regrettait beaucoup que sa fille épouse un non-Juif. Je voulais lui dire : « Pourquoi viens-tu te plaindre alors que tu l’as élevée dans un environnement si étranger au judaïsme ? », mais, bien entendu, je gardai ces pensées pour moi…

* * *

Avant de lui donner une réponse négative (ce qui revenait à l’envoyer célébrer un mariage civil, car sa fille n’allait pas renoncer au principe du mariage), je lui demandai d’apporter des détails sur les parents du jeune homme, qui étaient peut-être Juifs sans le savoir.

« J’ai vérifié, me dit-il, il s’agit en tous points de Goyim. »

« Apportez tout de même les noms des parents et grands-parents du côté de la mère. »

Il revint le lendemain avec les noms.

Je dois admettre que la communauté juive de Hollande est très organisée, et toute personne de confession juive a été inscrite d’une manière ou d’une autre. Je téléphonai aux bureaux de la communauté. Les employés procédèrent à des vérifications et me répondirent que, malheureusement, ces noms n’apparaissaient pas dans les registres des Juifs de Hollande.

J’appelai le père et lui annonçai que, malheureusement, il avait raison car ils n'étaient pas Juifs.

Je l’entendis prononcer des mots qui trahissaient sa déception et sa douleur, et, soudain, je lui dis : « Peut-être avez-vous le nom de l’arrière-grand-mère du côté de la mère ? »

« Laissez-moi vérifier, me dit-il, même si cela ne m’est pas du tout agréable. »

Il vous faut comprendre que si à la Yéchivat ‘Hévron ou Poniovitz, on n’a pas l’habitude d’interroger les élèves sur les parents de l’arrière grand-mère d’un élève, à plus forte raison en Hollande, où, d’après les règles de la courtoisie locale, on ne pose aucune question qui franchit le domaine privé d’autrui.

Mais le père de la jeune fille me rappela le lendemain en me transmettant le nom de l’arrière grand-mère.

J’appelai la communauté. Ils me répondirent que les recherches prendraient un peu de temps, car les noms se trouvaient dans des archives fermées et il se pouvait que des erreurs s’y soient glissées ; c’est la raison pour laquelle ils nous demandaient autant de détails que possible. Ils promirent de nous rappeler.

Ils nous téléphonèrent deux jours après (le mariage devait avoir lieu quatre jours plus tard). Les nouvelles n’étaient pas bonnes. « Ce nom ne figure pas dans les registres de la communauté. »

J’appelai le père de la jeune fille et lui communiquai les résultats de la recherche. « Que vais-je faire ? » me dit-il. Je perçus une grande détresse dans sa voix. Cette douleur me poussa à dire la chose suivante : « Vous savez quoi ? Essayez de demander encore une génération en arrière, allez savoir, peut-être y trouvera-t-on quelque chose. » (Je commençai à me sentir comme Avraham Avinou qui avait cherché dix Tsadikim. Mais moi, j’en cherchais une, qui ne m’avait par l’air si vertueuse…)

Il soupira tel un Juif hollandais, laissant entendre : « C’est la dernière conversation que j’ai avec eux à tout jamais. » Il me rappela le lendemain en me transmettant le nom de la mère de la mère de la mère de la mère du jeune homme.

Je transmis le nom tout en m’excusant auprès du secrétaire de la communauté pour les dérangements occasionnés.

À ma grande chance, les registres étaient ouverts depuis la veille et il me rappela au bout d’une heure.

« Le nom s’y trouve, m’annonça-t-il. Il s’agissait d’un couple qui a été découvert comme Juifs par les Nazis et qui ont, semble-t-il, été tués dans la Shoah. Il semblerait que leurs enfants n’aient pas informé leurs descendants de leur judaïté, comme ce fut malheureusement le cas de nombreux Juifs. Mais le fait qu’ils aient oublié ce caractère juif ne les exclut pas de leur identité juive. »

« Vous voulez dire que la mère de la mère de la mère etc. du jeune homme est juive ? »

« À cent pour cent. J’ai vérifié. Tous ses descendants ont épousé des non-Juifs, mais sa fille et la fille de sa fille etc. sont juives en tous points. »

Je me hâtai de rapporter la nouvelle au père, et il m’est difficile de décrire le cri de joie qu’il poussa. « Je n’y crois pas, s’exclama-t-il, deux jours avant le jour du mariage de ma fille, recevoir une telle nouvelle ! »

Il transmit l’information aux parents du futur marié, qui s’en émurent beaucoup. C’étaient de bons Hollandais, dont la religion de leur fils ou de celle qu’il épousait leur importait peu. Il était important pour eux que tous soient satisfaits, et, malgré tout, le fait d’apprendre leur judaïté leur fit quelque chose.

Ils demandèrent à le voir de leurs propres yeux.

Nous invitâmes tout le monde dans les bureaux de la communauté, et on montra au ‘Hatan et à ses parents le nom de l’arrière-arrière-grand-mère et de son mari, qui étaient Juifs en tous points, et qui avaient péri pendant la Shoah. On y trouvait également une documentation sur deux générations en arrière, où cette famille était respectueuse de la Torah et des Mitsvot.

« Il serait intéressant de savoir où ils sont enterrés », déclara soudain la mère du ‘Hatan.

« J’ai tout de suite vérifié, indiqua le secrétaire. D’après ce qui est inscrit chez nous, elle n’est pas enterrée dans un cimetière juif. Mais j’ai l’adresse à laquelle ils habitaient, et si vous y trouvez quelqu’un de très âgé, il pourra peut-être vous renseigner. »

L’adresse était située à Amsterdam, non loin des bureaux de la communauté ; nous décidâmes de nous y rendre ensemble pour vérifier. En dépit de la pression du mariage à venir, cette affaire brûlait dans leur âme, en particulier dans l’âme de la mère du futur marié qui avait découvert son identité juive.

* * *

Au bout de quinze minutes, nous arrivâmes en voiture à l’adresse indiquée. Nous demandâmes à rencontrer des gens âgés de plus de quatre-vingt-dix ans, et, très rapidement, on nous conduisit chez une vieille femme âgée de quatre-vingt-dix-sept ans, qui avait habité dans l’immeuble d’à côté à l’époque de la Shoah.

Nous entrâmes chez elle. C’était une femme à l’apparence distinguée, et malgré une grande faiblesse dans la vision, elle avait l’air d’avoir toute sa lucidité.

Nous mentionnâmes les noms et elle déclara : « Bien sûr, je connais ces noms, c’étaient nos voisins, un couple de personnes âgées, des gens gentils. J’avais environ trente ans lorsqu’ils se cachèrent dans une maison. Tous les voisins étaient au courant jusqu’à ce que quelqu’un les dénonce aux Nazis. Un homme de la Gestapo arriva et posa des questions, on pouvait entendre dans ses propos qu’il savait exactement chez qui les Juifs se cachaient, et que s’ils ne se rendaient pas jusqu’au lendemain, il les tueraient ainsi que ceux qui les avaient cachés.

Je n’oublierai jamais la peur muette qui s’empara de tout le monde. Aussi bien le couple de Juifs que les voisins non-Juifs étaient des êtres généreux et liés depuis de longues années ; ils ne pouvaient même pas en parler, car chaque parole revêtait un caractère gênant et une forme de trahison. Mais tous savaient parfaitement que soit le couple de Juifs allait mourir, soit tous les quatre.

Le couple juif régla le problème de façon tragique. Ils prirent des capsules de poison et inscrivirent sur un papier que la mort avait été de toute manière décrétée sur eux, comme cela avait été le cas pour 90% des Juifs hollandais. Ils ne souhaitaient pas avoir sur la conscience la mort de leurs bienfaiteurs, ils demandaient donc d’évacuer leurs corps, avant que les Nazis ne procèdent aux recherches.

Le lendemain, la voisine les découvrit sans vie. Elle évacua rapidement les corps et les enterra au cimetière d’Amsterdam. Quelques heures plus tard, les hommes de la Gestapo arrivèrent, et, bien entendu, ne trouvèrent rien. »

La dame sut nommer précisément le nom du cimetière où ils avaient été enterrés. Il s’agissait d’un cimetière chrétien. Le secrétaire de la communauté juive passa quelques coups de téléphone, et on le renseigna sur l’emplacement exact des tombes. Après s’être entretenu avec la mère du ‘Hatan sur le sens d’un Juif enterré dans un cimetière chrétien, elle demanda à entreprendre les démarches nécessaires pour transférer les ossements au cimetière juif. Le secrétaire fit marcher ses relations pour autoriser le transfert des corps, une démarche pas évidente en Hollande, et en réalité partout ailleurs, et il reçut l’autorisation en trois jours.

Exactement le jour du mariage.

Nous nous y rendîmes ainsi que quelques hommes de la ‘Hévra Kadicha et nous creusâmes la tombe et y trouvâmes les restes des corps. Si nous avions l’ombre d’un doute, nous avons trouvé une preuve supplémentaire : sur la main de la femme se trouvait une bague en or où était gravé le nom « ‘Hanna » et celui de son mari « Chmouel ».

Quelques heures avant la ‘Houppa, eut lieu l’enterrement dans le cimetière juif, une cérémonie courte, mais spécialement émouvante, et immédiatement après, nous nous rendîmes en toute hâte vers la salle de mariage.

Je présidai à la cérémonie de mariage du couple, je dirigeai la ‘Houppa, et, le moment venu, le ‘Hatan sortit une bague de sa poche.

Il s’agissait de la bague qui lui avait été transmise le matin même. Le meilleur témoignage de sa judaïté. Avec l’accord de la Kalla, bien entendu, il lui offrit le plus grand des cadeaux, l’unique souvenir de son ancêtre tuée en raison de son judaïsme.

Un mois plus tard, nous participâmes également à la cérémonie de pose de la Matséva, la pierre tombale. Deux mois plus tard, j’effectuai la circoncision au ‘Hatan, qui ignorait tout de sa judaïté jusqu’au mariage.

…et un an et demi plus tard, j’effectuai la circoncision du fils aîné de ce couple… et pour moi, en quelque sorte, la boucle était bouclée : le retour d’une branche juive entière à ses origines.