Je vous parle d’un temps que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître…

Des pupitres en bois avec des encriers, des prénoms désuets, une école comme autrefois, avec sa cour, sa maîtresse en chignon qui se fait respecter tout en étant aimée, et beaucoup de chahut et de rigolades. Chaque jour d’école chez le Petit Nicolas est un bonheur pour les lecteurs, petits et grands. Car comme dans toute œuvre géniale, chacun se reconnaît dans les aventures d’Alceste, Clotaire, Agnan, Rufus et les autres…

Les livres du Petit Nicolas ont fait les délices d’une génération, racontant avec les mots de l’enfance le quotidien d’élèves d’un CP parisien. Tous sont des petits garçons (à l’époque la mixité n’était pas de mise) et l’un d’eux, nommé Nicolas, décrit dans ses mots, avec un langage parlé, les espiègleries, les devoirs trop longs, les punitions, la maîtresse qui essaye de garder son sang-froid, le pion qui le perd et les bulletins médiocres qu’on ne sait pas comment présenter à Papa et Maman. Le charme du livre et de ses illustrations n’est transposable sur aucun autre support. 

L’homme qui observe tout ce petit monde, qui fait parler les enfants, qui met en scène les personnages, c'est bien sûr René Goscinny. Mais celui qui les croque, leur colle des sourires d’une oreille à l'autre, les coiffe de brillantine le jour de la photo de classe, les ébouriffe après les bagarres, c’est Jean Jacques Sempé, l’un des plus grands illustrateurs du 20ème siècle. Même le prestigieux magazine New Yorker l’engagera plus de 40 fois pour ses couvertures.  

Sempé est un « self-made illustrator », un autodidacte qui n’a jamais mis les pieds aux Beaux-Arts ou dans une école de dessin, sauf après sa consécration pour y recevoir les honneurs de la profession. Acharné du travail, il est l’observateur par excellence de la nature humaine. Il aime l’homme et ses failles, qu’il traduit avec une énorme tendresse. Il dit tout dans ses dessins, avec poésie, sans « ricanements », sans jamais juger, et le seul parti auquel il adhère, selon ses termes, « c’est celui du sourire ». Pas de sarcasmes, d’humour noir, de cynisme : on est chez les gentils, avec Sempé. Un de ses personnages revient souvent dans ses planches : M. Toutlemonde, en pardessus et chapeau, perdu dans la foule et dans son anonymat, qui cherche timidement une issue à sa vie et à sa banalité.  

L’enfance du dessinateur n’a pas été rose : il n’a pas connu son père. Il assistait impuissant aux disputes de ses parents (sa mère s’était remariée), aux cassages de vaisselle, aux cris, et à la pitance que M. Sempé, beau-père, ramenait difficilement à la maison. C’est sur cette toile de fond qu’il se promit de « devenir riche » pour donner de l’argent à ses parents et « qu’ils cessent enfin de se disputer… ». On dirait presque une réplique du livre. 

Dans le Petit Nicolas, le rendu de son trait, cocasse, appuyé, dense, presque enfantin, correspond à ravir au sujet décrit. Une bagarre entre les petits garçons chez Sempé, c’est comme une bombe de surprises qui explose, les cahiers volent, les cartables aussi dans un adorable capharnaüm. 

 

Une des histoires sort du lot. A priori légère, drôle, elle est d’une grande profondeur et son message touche l’âme. Car parfois, même dans une œuvre « profane », on peut reconnaître un thème éternel et en tirer une leçon de vie.  

Une remplaçante et tout change…

La maîtresse est malade et une remplaçante va tenir pour quelques jours la classe des joyeux lurons. 

Tout le monde est à sa place, Agnan, le premier de la classe et le chouchou de la maîtresse assis devant, propret, gominé, lunetté, Clotaire le cancre, au dernier rang, dissipé, comme d’habitude. La classe attend, en silence. Dubouillon, le pion, fait son entrée suivi de la dame en question et la présente (de mémoire…).

Et là, se déroule quelque chose que nous avons tous connu : même décor, mêmes personnages mais soudain une donnée inattendue vient bouleverser le cours des choses. La nouvelle enseignante n’a sans doute pas eu le temps de faire le point avec la maîtresse, et son regard sur les enfants est complètement personnel, différent. Elle s’installe, et pose une première question. Agnan répond, bien sûr. Mais sans le vouloir, Clotaire, le cancre, assis au fond de la classe a « une sortie ». Lui qui en général rêvasse, occupé à ses petits papiers, dissipé, et depuis longtemps catalogué dans la case des irrécupérables, dit quelque chose de drôle. La remplaçante aime. Et le regard qu’elle va poser sur les enfants va influencer leur comportement. Le pauvre Agnan va perdre sa superbe, désarçonné par ces yeux dans lesquels ne se reflètent plus son statut de privilégié, alors que Clotaire, jusqu'à là rabroué et jamais pris au sérieux, voit sa petite personne enfin appréciée.

Et Nicolas, qui observe ce tremblement de terre, raconte qu’à la récré, il ne trouve pas son copain Clotaire dans la cour. Il vient jeter un coup d’œil en classe et il l’aperçoit : assis sagement à sa place, au dernier rang, en train de faire ses devoirs…

C’est immensément touchant. Ce qu’un regard neuf peut faire sur nous… 

Confort et capitonnage

On parle beaucoup dernièrement de zone de confort. A quel point elle est nocive, paralysante, nous empêchant de découvrir des nouvelles plages de créativité en nous. 

Mais après 40 ans, qui a vraiment envie de sortir du confort ? Alors qu’enfin on a acquis quelques assurances sur la vie, on voudrait déjà nous en faire sortir ? Qui tient le coup sans son café du matin dosé comme on l’aime ? Sans son supermarché habituel, la place des chariots à côté des ascenseurs, ses caissières au visage familier ? Qu’on ose nous déplacer le rayon fromages, et la matinée des courses est gâchée… 

Mais, il y a quelque chose que l’on peut tenter de changer, sans quitter son coin du feu, ses pantoufles et sa tisane. 

Et ça, la « remplaçante » nous l’apprend. 

Quel regard est-ce que je pose sur l’autre ? Depuis combien de temps l'ai-je confiné dans une petite case asphyxiante de laquelle il ne sortira plus ? Mari, femme, enfants, collègues : et si chaque matin, j’essayais de les regarder « fresh », sans la petite voix sarcastique qui me fait finir la phrase de mon mari dans ma tête, sans avoir enfermé mon enfant dans des définitions faciles, que moi, ô tout-puissant parent, je sais formuler comme personne… Donnons-leur une chance, comme j’aimerais qu’on m’en donne une. Aérons les regards, les pensées, ouvrons les cloisons, que souvent nous-mêmes leur avons mises. Laissons vivre sans apposer aux autres systématiquement un code-barre, et levons-nous le matin, au présent, comme cette remplaçante qui ne sait rien d’hier et découvre sans à priori la classe dans laquelle elle va enseigner.  

Cette idée est profondément juive. Le véritable Tsadik est celui qui n’emprisonne jamais quelqu’un dans une définition : il n’y a pas pour lui, le « malade », le « célibataire », le « pauvre homme », l’« indigent ». La réalité est sans cesse en mouvance puisque le Divin, dans les coulisses, régit tout. Aucun déterminisme n’est possible : celui qui hier était malade, l’instant d’après peut être en bonne santé, celui qui n’a pas encore trouvé son âme sœur, n’est pas soumis à la lourdeur de la fatalité. Et un cancre est susceptible de devenir le plus studieux des élèves. 

Imprégné de cette vitalité, relié à la Source de Vie, le Tsadik opère des miracles. Chaque fruit qu’il goûte est pour lui le premier, et chaque bénédiction, un émerveillement. 

L’enchantement n’a pas de limites.

C’est ça être juif !