Il n’existe pas de réponse uniforme à cette question centrale. On peut développer essentiellement deux approches comme le rapporte le rav Moché-Erez Doron.

La première est énoncée par rabban Gamliel dans les Maximes des Pères 2,2 : « rabban Gamliel fils de rabbi Yéhouda Hanassi dit : il est bon que l’étude de la Torah soit accompagnée d’une occupation professionnelle, car cette double occupation distraira l’homme de la faute ; de plus toute étude de la Torah qui n’est pas accompagnée d’un travail, finira par disparaître et entraînera l’homme à fauter ».

Le Rambam ajoute dans son explication sur les michnayot : « Un tel homme [qui étudie la Torah sans avoir parallèlement d’occupation professionnelle] finira par s’approprier le bien des autres ». Les Sages de la Torah rajoutent également, toujours dans les Maximes des Pères 3,17 : « S’il n’y a pas de farine, il n’y aura  pas de Torah » ; ce qui signifie que si un homme n’a pas les moyens de nourrir sa maisonnée, il n’aura pas la tranquillité d’esprit nécessaire pour se consacrer à l’étude de la Torah, qui réclame, comme on le sait, disponibilité et concentration.

Le Rambam ajoute dans hilkhot Dé’ot, chapitre 5 : « L’habitude des gens sensés est de se procurer d’abord un travail qui leur permet de subvenir à leurs besoins et ensuite seulement d’acquérir une maison et de prendre femme ». Le Rambam affirme également dans les hilkhot Talmoud Torah chapitre 3, halakha 9 : « Tout celui qui prend la résolution en son cœur d’étudier la Torah sans subvenir parallèlement à ses besoins et qui compte sur la charité publique pour l’entretenir, profane le Nom de D. et entraîne les gens à mépriser la Torah. Il éteint également la lumière de la foi et cause un tort considérable à sa personne. »

Le Rambam développe ses propos en enseignant (ibid. chapitre 3, halakha 11) : « C’est un grand niveau de subvenir à ses besoins, et c’est ainsi que se comportaient les premiers ‘hassidim (hommes pieux). Celui qui choisira cette voie jouira de tout le bien et des honneurs possibles en ce monde et dans l’autre ».

La guémara (traité Brakhot 35) explique : « rabbi Yichma’ël cite [un verset de la Torah] : « Tu récolteras ton blé ». Qu’est-ce que ce verset vient nous enseigner ? En effet, il est dit par ailleurs : « Tu devras étudier ce livre de la Torah en permanence et tu le méditeras jour et nuit ». Cela signifie que l’on doit étudier la Torah de jour comme de nuit, mais qu’il existe une permission de consacrer à son travail le temps nécessaire pour gagner sa vie.

Rabbi Chim’on bar Yo’haï pense, lui, qu’on ne doit pas travailler car cela empêche d’étudier la Torah. Il explique que lorsque les juifs sont méritants, leur travail est accompli par les Nations du monde et qu’ils peuvent par conséquent se consacrer entièrement à l’étude de la Torah, ce qui est leur vocation. Par contre, lorsqu’ils ne sont pas méritants, ils n’ont d’autre choix que de subvenir à leurs besoins.

Rappelons que le Premier Homme, après avoir été créé par D. résidait au Gan-Eden (Jardin d’Eden) et se consacrait entièrement à l’étude de la Torah et à la téfila (prière). Ses besoins matériels étaient pris en charge par D. En effet, telle est la vocation de l’homme et en particulier du Juif, à savoir se consacrer exclusivement au service divin… Ce n’est qu’après avoir fauté qu’il fut chassé du Gan-Eden et dut subvenir à ses besoins, réalisant ainsi à ses dépens la malédiction : « A la sueur de ton front, tu mangeras ton pain » (Béréchit 3,19).

La guémara dans Brakhot conclut en disant que beaucoup ont choisi d’agir comme rabbi Yichma’el en joignant travail et étude de la Torah, et ont réussi à la fois dans l’étude de la Torah et dans leur travail. Un certain nombre d’autres personnes ont choisi d’agir comme rabbi Chim’on bar Yokhaï et n’ont pas connu en revanche la réussite, ni au niveau de leur subsistance, ni au niveau de leur étude de la Torah. Par conséquent, la guémara tranche qu’il est nécessaire d’avoir une activité professionnelle aux côtés de son étude de la Torah.

Si telle est la conclusion de la guémara, alors pourquoi peut-on voir de nos jours de nombreux talmidé-‘hakhamim se consacrer nuit et jour à l’étude de la Torah, sans se soucier le moins du monde de leur subsistance ?
 

Un monde bouleversé

La terrible Shoah qui s’est abattue sur notre peuple n’a pas seulement détruit des communautés entières, elle a aussi détruit l’ossature du monde de la Torah dans les pays européens. Les quelques rabbanim qui de manière miraculeuse, ont échappé au massacre, se sont consacrés dans les pays où ils avaient trouvé refuge, à essayer de reconstruire les prestigieuses yéchivot d’antan.

Un des exemples les plus connus est celui de rav Yossef-Chlomo Kahaneman, qui dirigea la yéchiva « Ohel Yits’hak » à Poniowitch en Lituanie, et qui parvint à se réfugier en erets-Israël en 1944, après la destruction de sa communauté ; il y fonda à Bné-Brak cette fois-ci, avec l’aide du ‘Hazon Ich, une yéchiva qu’il décida de nommer « Poniowitch » en souvenir de la communauté juive de la même ville. Cette yéchiva qui compte aujourd’hui un millier d’élèves est devenue en Israël une institution incontournable en même temps qu’un des plus performants pôles éducatifs du pays.

La Shoah physique qui s’est abattue sur notre peuple avait été précédée d’une Shoah spirituelle, comme c’est toujours le cas dans l’Histoire juive. Les grandes catastrophes qui se sont abattues sur notre peuple depuis la nuit des temps, à commencer par la destruction des deux Temples, puis bien plus tard l’expulsion des juifs d’Espagne, ont toujours été précédées d’une longue période de décadence spirituelle qui pouvait prendre différentes formes ; relâchement dans l’étude et la pratique des mitsvot, à l’époque du Premier Temple, ou bien détérioration dramatique des relations humaines, à l’époque du Second Temple.

L’expulsion des Juifs d’Espagne avait été précédée, quant à elle, par un siècle de pénétration des idées philosophiques en vogue à l’époque, jusque dans l’enceinte même de la synagogue ! Quant à la Shoah, elle avait été précédée par l’apparition de la Haskala, qui prônait l’adoption par les Juifs de la culture ambiante allemande et chrétienne, sans le moindre discernement. Cet enthousiasme pour une culture qui était au final le produit de la rencontre entre le paganisme germanique originel et le christianisme romain, aboutit à des conversions en masse chez les juifs à la religion dominante, à savoir le christianisme…

Plusieurs dizaines de milliers des nôtres abandonnèrent ainsi le giron du judaïsme, pour une religion qui n’avait eu de cesse depuis son existence, de prôner la haine du Juif… Quand il n’y avait pas conversion, il y avait assimilation, et c’est ainsi qu’on était passé de quatre-vingt dix pour cent de juifs orthodoxes en Europe en 1800, à quatre-vingt dix pour cent de juifs assimilés en 1939, à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
 

Au lendemain de la Guerre

Cette assimilation dramatique que subit le peuple juif et qui fut suivie de la Shoah, ne prit malheureusement pas fin après les hostilités. En Israël même, bien avant la proclamation de l’Etat juif, de puissants mouvements idéologiques détournaient les gens du droit chemin ; qu’il s’agisse du communisme ou du nationalisme juif, il existait suffisamment d’alternatives à la Torah pour s’égarer…

Les rabbanim de l’époque, parmi lesquels on pouvait compter entre autres le ‘Hazon Ich et rav Yossef-Chlomo Kahaneman, bientôt rejoints, dès après la proclamation de l’Etat hébreu, par d’éminentes personnalités du judaïsme séfarade, comme rabbi Yits’hak Abi’hssira, surnommé Baba ‘Haki et lui-même frère de Baba Salé, n’eurent de cesse de lutter contre ces mouvements qui visaient à saper le judaïsme de l’intérieur. Quelle meilleure réponse à ces mouvements assimilationnistes que l’étude intensive de la Torah, seule à même de donner un sens authentique à notre vie et d’illuminer l’obscurité du monde environnant !

C’est pourquoi les leaders spirituels de l’époque, au nombre desquels on peut rajouter rabbi Ya’acov-Yisraël Kaniewski, surnommé le Steipeler, et la liste n’est pas exhaustive, encourageaient la jeunesse juive engagée à se consacrer exclusivement à l’étude de la Torah.
 

Les deux faces de la médaille

Il est vrai que nos Sages ont enseigné que s’il n’y a pas de farine, il n’y aura pas de Torah. Mais ils ont aussi enseigné que s’il n’y a pas de Torah, il n’y aura pas non plus de farine. (Maximes des Pères chapitre 3, michna 17).

Rabbi ‘Ovadia de Barténora (1450-1515) un éminent commentateur de la michna qui a vécu en Italie, explique que le sens de ce dernier adage est le suivant : à quoi bon pour un homme posséder de la farine, c'est-à-dire disposer de moyens financiers suffisants, s’il n’est pas capable d’en faire un usage conforme à la volonté de D. Autrement dit, il ne suffit pas « d’avoir les moyens », selon l’expression populaire, encore faut-il en faire bon usage et tendre vers le but, qui est lui d’ordre spirituel.
 

Un renouveau de la Torah

Nous avons eu le privilège d’assister à notre époque à une renaissance du monde de la Torah, aussi bien dans sa version ashkénaze que dans sa version séfarade. Le monde de la Torah a retrouvé une vigueur inégalée depuis des siècles, et il faut remonter à l’âge d’or de la présence juive en Espagne pour en trouver l’équivalent. Maran harav Ovadia Yossef zatsal a su attirer sur les bancs de l’étude une grande partie de la jeunesse juive séfarade, et a rendu à l’étude de la Halakha (Lois régissant le comportement) ses lettres de noblesse et sa gloire d’antan.

Quant à la jeunesse ashkénaze, elle fait entre autres, les belles heures de la yéchiva de Mir, qui compte près de cinq mille étudiants, et ne cesse de naviguer avec virtuosité sur les eaux profondes de la mer du Talmud… Cette complémentarité entre les communautés ashkénazes et séfarades est voulue par le Ciel et permet au peuple juif d’atteindre l’équilibre parfait entre l’étude et l’action, car une étude du Talmud qui ne débouche pas sur une connaissance concrète de la Halakha, risque fort de demeurer dans les sphères du pilpoul (échange rhétorique) talmudique, or l’on sait que «  Lo hamidrash hou ha‘ikar éla hama’assé », « Ce n’est pas l’étude qui est l’essentiel, mais bien l’action » (Maximes des Pères chapitre 1, michna 17).


Les besoins de l’heure

Si au lendemain de la Shoah, il était universellement admis dans le monde de la Torah, que tout un chacun devait se consacrer exclusivement à l’étude de la Torah, aujourd’hui les positions sont plus nuancées. Certes, il est nécessaire pour chacun d’entre nous d’acquérir de solides bagages cultuels et culturels dans l’enceinte du patrimoine juif ; ce qui se traduit, comme l’explique le rav Shakh zatsal, par la nécessité d’inscrire son enfant dans un ‘héder, c'est-à-dire une école primaire où l’on enseigne les fondements essentiels du judaïsme, puis de lui permettre d’accéder à une yéchiva kétana, une école secondaire où il acquerra la méthodologie indispensable à l’étude de la Guémara (Talmud) ; puis enfin de lui donner l’accès à une yéchiva guédola, c'est-à-dire à un institut d’études talmudiques supérieures, ou il pourra devenir un véritable talmudiste, ou talmid-‘hakham, à savoir un érudit au sens juif du terme.

Au terme de ce beau parcours, notre étudiant aura aux alentours de vingt-et-un ans et ce sera l’heure pour lui de convoler en justes noces… Après le mariage, il se consacrera à l’étude de la Torah à temps complet pendant quelques bonnes années, tout ceci afin de parfaire son identité juive. Puis la famille grandissant, si le besoin s’en fait sentir, il devra chercher un emploi convenable et ne pas se mettre à emprunter de l’argent à tout un chacun pour faire face à ses besoins, comme l’enseigne rav Wolbe dans ses conseils aux ‘hatanim (jeunes mariés) tels qu’ils apparaissent dans son ouvrage « Maamaré hadrakha la’hatanim ». Les métiers dans le cadre de la Torah existent et se partagent entre la sofrout (art scriptural juif), les emplois de surveillant en cacherout, l’enseignement à différents niveaux (primaire, secondaire, supérieur).

Il est possible également d’exercer en tant que rabbin, après avoir obtenu l’ordination rabbinique ou bien en tant que juge rabbinique, après avoir obtenu les diplômes y-afférent. Il est possible également de diffuser la Torah en écrivant des livres ou bien en écrivant des articles toraniques dans des revues, des journaux ou des supports virtuels. Enfin, pour ceux qu’aucun de ces métiers n’intéresse, il existe bien évidemment la possibilité de se tourner vers un métier profane ; ce qui nécessitera au préalable d’entreprendre des études ou une formation plus ou moins longue.

Et si vous objectez qu’il sera difficile à un élève issu de l’enseignement talmudique d’acquérir des connaissances profanes, alors sachez que les élèves issus de l’enseignement talmudique ont un niveau intellectuel, en terme d’intelligence et de logique, nettement supérieur aux élèves issus de l’enseignement laïque ou semi-laïque, comme de nombreuses études le prouvent en Israël. Que l’on ne s’y trompe pas, l’intelligence juive, si vantée de par le monde, s’est affinée et aiguisée au contact des textes du Talmud.

La science talmudique est la discipline la plus ardue sur le plan intellectuel et surpasse de loin aussi bien les sciences humaines que les disciplines scientifiques les plus variées.
 

Une fois son métier en main

Une fois que l’on a réalisé ses choix professionnels et que l’on travaille, on se trouve confronté à la question du temps que l’on va pouvoir consacrer à l’étude de la Torah. Car il est bien évident que si le travail constitue une nécessité, il ne doit pas nous faire dévier de notre idéal qui est de pouvoir étudier autant que faire se peut. Si cela est possible, on choisira un lieu d’étude adéquat, avec un compagnon d’étude, une ‘havrouta et un rav (enseignant qualifié) pour encadrer notre étude.

Si cela n’est pas possible, il ne faudra pas se décourager pour autant, car chaque moment que l’on consacre à l’étude de la Torah, qu’il s’agisse de l’étude du ‘Houmach (cinq livres de la Torah), du Nakh (Prophètes et Hagiographes), de la Michna ou de la Guémara (Torah orale), est très précieux aux yeux d’Hachem, même si on étudie seul, comme c’est mentionné dans les Maximes des Pères chapitre 3, michna 2 : « D’où sait-on que même un individu qui étudie la Torah en solitaire, Hachem lui attribue un salaire ? Comme il est dit : « Il réside solitaire… il recevra un salaire » ».

Le fait de travailler ne doit pas nous empêcher d’étudier la Torah, mais bien au contraire, il faut savoir relativiser l’importance du travail par rapport à la Torah, ainsi qu’il est enseigné dans les Maximes des Pères, chapitre 1, michna 15 : « Fais de l’étude de la Torah ton occupation principale et de ton travail une occupation secondaire ».     

Puisse chacun d’entre nous trouver sa place et acquérir un équilibre parfait entre l’étude de la Torah et son accomplissement, en fonction des opportunités qui s’offrent à nous, de nos capacités et de nos aspirations profondes.