Notre époque est celle de la globalisation d’une part, et, par ailleurs, les grands ensembles cherchent à se démembrer, ou s’ils ne le cherchent pas, les petits états tentent de se séparer de l’Etat centralisateur. C’est le cas, par exemple, de la Catalogne, en Espagne, ou de l’Ecosse dans ce qui s’appelait le Royaume Uni. La Tchécoslovaquie s’est divisée en deux états, sans parler du Brexit, qui implique une sortie assez spectaculaire de l’Union Européenne.

Au-delà des intérêts privés ou collectifs, ce qui attire notre attention aujourd’hui, dans la perspective idéologique, c’est le problème de l’opposition, ou plutôt de l’antagonisme entre le singulier et le pluriel, c’est-à-dire entre l’Un et le Multiple : d’une part, l’univers, a-t-on dit, est devenu un « village planétaire », où tous se connaissent, où tous dépendent de tous, et, d’autre part, chaque nation, chaque ethnie, chaque peuplade cherche farouchement à sauvegarder sa spécificité, son mode de vie. La tentation d’unification, la tentation de Babel existe, mais l’inverse – c’est-à-dire la particularité de chacun – est également souhaitée. Cette double séduction explique évidemment toutes les guerres, toutes les dérives, à chaque époque, mais il semble bien qu’aujourd’hui, ce problème soit plus actuel que jamais.

Tentons de comprendre en profondeur ce dilemme : quand le Tout-Puissant, par hypothèse l’Un absolu, a créé, le second jour, le Multiple, l’affirmation exprimée tous les jours, que c’était bien » – Ki Tov – cette affirmation n’est pas exprimée le second jour, car c’est le jour où le pluriel a été introduit dans le monde. L’unité absolue du premier jour était, de ce fait, rompue. Cependant, la pluralité a été créée avec le monde matériel, et c’est ici, explique le Ram’hal dans le Derekh Hachem, que réside la possibilité du négatif, « possibilité », « virtualité », certes, mais la négativité n’est activée que grâce à la liberté, grâce au libre-arbitre utilisé par l’homme doué de pensée.

Il n’est pas sans intérêt de remarquer qu’une recherche récente, datant du 4 Juillet 2012, a donné la possibilité de découvrir la particule qui a permis la transformation de l’énergie première en masse. « A l’origine de l’univers, tout n’était qu’énergie ou rayonnement… Puis peu à peu, l’énergie devient stable et pesante, grâce à la particule qu’on vient de découvrir » (Le Monde, 5 Juillet 2012). Cette particule – le Boson qu’on vient de découvrir – assure la transformation de l’énergie en masse. Remarquons que le journaliste qui rapporte cette découverte dans « Le Monde » ajoute cette note : « Qui a donné la masse au Boson pour cette transformation ? Mystère » (Ibid., texte cité précédemment). Pour le croyant, le mystère n’existe pas, puisque l’on croit que c’est le Créateur Qui est à l’origine de toutes les forces de l’univers.

Quoiqu’il en soit, les physiciens reconnaissent que la masse, c’est-à-dire le multiple, résulte de la transformation de l’énergie. Il ne s’agit pas, dans cette chronique, de tenter un concordisme entre les théories scientifiques et la Torah (même si l’on ne peut s’empêcher de reconnaître l’existence d’un mystère), mais il semble bien que cette transformation de l’énergie en masse nous apparaît parallèle à l’émanation de la spiritualité en matière, à ce passage de la lumière du Verbe créateur à l’existence concrète, en bref, de l’Unique au multiple.

Dans un registre plus trivial, cette recherche du boson premier ne définit-elle pas la nostalgie de l’unité, le désir de découvrir au-delà du pluriel le singulier. Les mouvements de l’Histoire de l’humanité reflètent ce dilemme évoqué précédemment : d’un côté, désir de créer de grands ensembles, mais par ailleurs, volonté de ne pas perdre sa spécificité. 

Pour conclure, et pour tenter de définir ce paradoxe, il semble que le philosophe allemand, Franz Rosenzweig (1887-1929) résume justement cet aspect de l’Histoire de l’humanité dans son livre « L'Étoile de la Rédemption » (p. 446) : « Il doit exister un cycle où les peuples dans leur ensemble reconnaissent à nouveau leur volonté propre de conservation et de renouvellement comme destin éternel. Autrement, il leur serait impossible d’apprendre que, dans leur destin propre, agit une volonté éternelle… D.ieu a son propre plan, en ce qui nous concerne : semblable à un grain qui devient en apparence terre, eau et fumier, puis se transforme, et produit de l’écorce et des feuilles, puis de la pulpe pour que puisse entrer en lui la continuité de la semence initiale, et ensuite l’arbre produit un fruit semblable à celui qui était autrefois à l’origine de sa semence. De même, écrit Rosenzweig, l’enseignement de Moïse attire à soi tous ceux qui viennent après lui, en les transformant en vérité. Ces peuples sont préparation et anticipation du Messie que nous attendons avec impatience, et qui sera alors le fruit… » La multiplicité finira par se fondre dans l’unité. Et le philosophe conclut ainsi ce qui pourrait être une conclusion à notre réflexion. A ce moment-là, quand tous les peuples avanceront sur cette voie, reconnaissance de la semence dans le fruit, alors « la voie arrive à son terme là où l’on atteint la patrie… Là, tout est une seule lumière. Là, la terre sera remplie de la connaissance de l’Eternel, comme les eaux recouvrent la mer. Dans cette mer de lumière, toute voie s’efface comme un songe. Mais Toi, conclut le philosophe, D.ieu, Tu es vérité » (Ibid. p. 447). Cette nostalgie de l’unité première ne peut mener qu’à une unité finale, qui inclura l’humanité entière !