La double paracha que nous lisons cette semaine peut être l’opportunité de s’intéresser à un concept important de notre tradition : les barrières érigées par les Sages afin de protéger les règles de la Torah.

En effet, la paracha de Houkat nous introduit la notion de « ‘Hok » qui désigne les décrets « irrationnels » (difficilement compréhensible pour l’esprit humain, tels que les règles relatives à la vache rousse, l’interdit de mélanger la laine et le lin) qui s’imposent aux hommes, à côté des « mishpatim » les lois « intelligibles » (au moins en partie), ou encore les lois relatives aux fêtes et au calendrier (les « edout »). La Torah dispose ainsi de 613 commandements qui ont vocation à encadrer et réguler la vie juive.

A côté de ces mitsvot énoncées par la Torah, il faut compter également avec les lois décrétées par les Rabbins qui s’imposent également aux hommes et dont certaines dispositions ont vocation à mettre des barrières, des digues afin d’empêcher certaines transgressions de la Torah. 

Or, une tentation guette les hommes : se soumettre aux lois de la Torah, mais contester les règles fixées par les Sages. L’autorité de la Torah n’est généralement pas remise en cause, toutefois, la légitimité des Sages à ériger de nouvelles normes fait l’objet chez certains d’un examen critique très poussé.

Le Talmud de Babylone (Traité Shabat 110 a) met en garde les hommes contre cet écueil en rapportant ce verset de l’Ecclésiaste « Ouporetz geder yishkhénou na’hash » « Celui qui renverse une barrière sera mordu par un serpent » (Kohelet, 10.8). Ici, la barrière, la clôture désigne métaphoriquement les décrets des Sages qui sont destinés à protéger certaines lois prescrites par la Torah et éviter que les hommes ne les transgressent ; par ailleurs, le serpent est bien souvent le symbole du mauvais penchant, du Yetser Hara’.

Ainsi, lorsqu’un homme ne respecte pas les lois fixées par les Sages, il prend le risque d’être la proie du Yetser Hara’ qui va l’encourager à poursuivre son œuvre de transgression de manière crescendo. Comme le disent nos Sages « Aujourd’hui, il (le mauvais penchant) te dira de faire ceci, et à la fin, il te demandera de servir les idôles » (Traité Shabat, 105b). En effet, le Yestser Hara’ a ceci de spécifique qu’il est patient mais déterminé, il sait se contenter de manière provisoire de petites victoires afin de mettre l’homme en confiance, mais il ne cesse de poursuivre son objectif : éloigner l’homme de la Torah et affaiblir, D. nous en préserve, son lien avec l’Eternel.

Dans son livre Shem Olam, le Chafetz Chaïm commente le verset que nous mentionnions : "Celui qui renverse une barrière sera mordu par un serpent. », au nom de Rabbi Isaac de Souvalk. Il explique tout d’abord que celui qui "brise la barrière », c’est-à-dire qui transgresse les décisions des sages, tentera de se justifier en prétendant qu'il n'a violé aucune loi de la Torah (« écrite »). 

Ce faisant, il feint d’ignorer ces décisions rabbiniques qui érigent des barrières, qui imposent une retenue, des « précautions » sont uniquement motivées par leur volonté de prévenir une violation de la Torah. Et, à cet égard, la comparaison avec la morsure d’un serpent n’est pas anodine. 

En effet, le serpent attaque et mord au niveau du talon, c’est-à-dire au niveau le plus bas du corps, loin de toutes les fonctions nobles et vitales du corps. Dès lors, un observateur pressé en conclurait que cela ne présente pas de danger réel pour la personne. Pourtant, il n’en est rien car, comme chacun sait, le venin du serpent a la capacité de se répandre bien au-delà du talon et du pied. Bientôt, la jambe et plus tard le corps entier sont submergés par le poison de la tête aux pieds. 

Cette leçon est représentative des écueils qui guettent ceux qui apprécient mal la dynamique pernicieuse qui se met en place lorsque l’on prend des libertés avec la loi, avec les limites et les barrières fixées par les Sages. Celui qui renverse la barrière des rabbins crée une brèche qui menace la solidité globale de sa pratique et de sa dynamique religieuse sur le long terme.

C’est précisément cette stratégie qu’a adopté Bilam. En effet, instruit de son échec à essayer de s’attaquer directement aux Bné Israël, Bilam va dans un deuxième temps tenté de faire fauter les enfants d’Israël en les amenant à transgresser certaines dispositions de la voie juive, notamment celles relatives aux unions interdites. Il va encourager les femmes moabites à venir séduire les hommes du peuple juif, et briser ainsi les barrières relatives aux lois sexuelles et morales de la Torah. 

« Bilam a brisé les barrières morales du monde, car au début les nations respectaient les lois matrimoniales et lui (Bilam) leur a donné le conseil de s’adonner à la prostitution » nous dit Rachi (Bamidbar 22.5).

Et ce triste épisode incarne cette dynamique pernicieuse, ce crescendo de la transgression qui se met en place dès lors que l’homme renverse les barrières établies par les Sages.

Les maîtres du Talmud nous disent ainsi qu’après s’être rapprochés des filles de Moav, ces dernières les ont encouragés à boire du vin, puis, émancipés des limites et des barrières de la tradition, les filles de Moav leur ont imposé de servir l’idole de Ba’al Péor afin de poursuivre leur rapprochement.

En contrepoint de cette descente aux enfers, nous comprenons qu’il y a une grandeur et une infinie sagesse à préserver les barrières qui régulent et encadrent la vie des hommes. Cela n’est pas naturel tant la nature humaine, encouragée par certains courants philosophiques, a tendance à valoriser l’émancipation des règles et des lois qui entravent le « libre épanouissement » du « moi » et des désirs individuels.

Or, cette approche est dangereuse aux yeux de notre tradition car elle témoigne d’une mauvaise connaissance de la nature profonde des hommes. Ces derniers sont travaillés de l’intérieur par des envies, des passions, des pulsions qui sont le fruit de leur composante matérielle et qui exigent la satisfaction immédiate des désirs. 

Mais l’homme n’est pas qu’un corps matériel, il est également, avant tout, une âme qui lui impose un comportement moral, éthique, de rendre des comptes de ses actes. Or, c’est précisément cette âme qui fonde dans notre tradition toute la dignité de l’homme. Le corps n’est pas réprouvé dans notre tradition, il n’est pas méprisé, mais il ne doit pas régner en maître sur l’homme et imposer son diktat à l’âme et à l’esprit.

Les barrières fixées par les Sages, et plus largement la loi juive, ont vocation à offrir à l’homme un cadre qui régule les passions de l’homme et leur permette de s’exprimer en accord avec les aspirations de l’âme, en participant à son élévation spirituelle.

Essayant de définir ce qui fonde la grandeur d’un homme, dans un registre profane cette fois, Albert Camus aimait à dire « Un homme ça s’empêche ! ». A une époque où les militants de l’indépendance algérienne étaient tentés de tout se permettre afin d’arriver à leur fin, et notamment une violence aveugle, Camus leur opposait cette grandeur de l’homme qui « s’empêche », qui se met des limites, qui conserve des valeurs envers et contre tout.

Pour revenir à la Torah et le dire brièvement, il y a une grandeur à accepter de canaliser ses envies, ses pulsions, à accepter de les limiter (cf. Pr. F.H Lumbroso, Sihot Moussar, Rabbi H. Chmoulevitch) et de se soumettre à l’autorité des grands maîtres de la Torah qui ont défini à travers le temps la loi juive. 

Loin de brider la créativité, et de niveler l’originalité, cette acception des limites posées par la Torah permet à l’homme de maximiser son impact, de contourner certains écueils, et de susciter la bénédiction.

Elle témoigne naturellement d’une humilité féconde qui permet à chacun de faire une synthèse féconde entre la spontanéité et la réserve, l’audace et la prudence, la créativité et la fidélité.

Il n’est pas surprenant que la crise sanitaire que le monde traverse ait tant mis l’accent sur l’importance des fameux gestes « barrières ». Ces derniers rappellent à chacun la grande interdépendance qui prévaut entre les hommes, la co-responsabilité de tous les hommes dans leurs relations interpersonnelles et dans leur rapport à la nature et au monde.

Depuis des millénaires, la Torah portait ce message : une vie sans limite est impossible.

Puissions-nous avec l’aide de l’Eternel être capable, chacun à notre niveau, de rechercher et respecter les limites propices à notre épanouissement, et qui nous permettront de servir toujours mieux l’Eternel et de percevoir Sa providence bienveillante dans notre vie quotidienne. C’est à travers la limite que l’homme peut se rapprocher de l’infini.