Edith Eva Eger est un cas. Elle écrit son premier livre, qui deviendra immédiatement un best-seller, à 90 ans. Elle commencera des études sur le tard, pour obtenir à 45 ans son Master en psychologie et travaillera au sein de l’armée de terre et de mer américaine, pour les Marines. Elle se spécialise dans le post-trauma, car en effet, sur le sujet, elle en a pas mal à raconter…

Elle fait tout en retard parce qu’il lui a fallu beaucoup, beaucoup de temps pour oser ouvrir les blessures les plus intimes de son être, celles qu’elle avait enfouies en elle, croyant ainsi pouvoir entrer dans la ”normalité”, oublier et ne pas souffrir. 

Edith Eva, merveilleuse Dancing Queen, pas celle d’ABBA et du disco suédois, mais celle du courage, a su affronter les démons les plus terrifiants : ceux qui dorment en nous.

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Née à Kosice en Tchécoslovaquie, belle, douée, intelligente, elle se rend, comme toute enfant de bonne famille, à son cours de danse deux fois par semaine après l’école, et y excelle. La famille est juive, mais pas pratiquante, elles sont trois sœurs : Eva, Magda et Klara. 

C’est la vie rêvée. C’est le bonheur. Mais Eva est née en 1927, c'est-à-dire qu’elle aura 12 ans au début de la guerre. Et cette date, en Europe de l’Est, ne présage rien de bon. 

En mai 1944, elle se retrouve aux portes de l’enfer après un voyage éreintant avec ses sœurs et sa mère, compressées dans des convois à bestiaux hermétiquement fermés de l’extérieur, car les Allemands ont très peur que les brebis ne s’échappent. 

Sur la « rampe », ce quai où la foule humaine hébétée, exténuée attend sans comprendre, un homme en uniforme, de belle figure et de belle prestance, impeccablement vêtu, bottes cirées, trie. Gauche, droite. Gauche, droite. Et le flot humain arrivé devant lui, se sépare en deux. Vraisemblablement que les enfants, les personnes âgées et les handicapés vont recevoir un autre traitement… Car la sélection est claire. 

Edith, sa mère et ses sœurs s’approchent. C’est bientôt leur tour. L’homme pose ses yeux sur Edith. 

Amateurs d’art

Les nazis savent apprécier les belles choses. Il y a un orchestre de musique classique à Auschwitz, au son duquel les brigades de prisonniers partent au travail dans les lugubres matins glacés de Pologne. Les musiciens sont aussi des Häfling, des internés, parfois de grands virtuoses, et jouer, c’est vivre. La nièce de Gustav Mahler, Rosa, sera chef d’orchestre dans l’un de ces pathétiques quartets des camps de la mort. On part au travail en haillons et en sabots mais au son de la 5ème de Beethoven, des ballades de Schumann, et même des tubes entraînants de l’époque. N’oublions pas que les Allemands veulent aller jusqu’au bout de la mise en scène de leur respectabilité. Ne serait-ce qu'à leurs propres yeux. Et si déjà les arts, Göring, ministre de l’Aviation, ressemblant aux ogres détraqués des légendes des frères Grimm, était un vrai amateur de peinture et connaissait son affaire. La journaliste Anne Sinclair, dont le grand-père était l’un des plus grands marchands d’art de l’époque, peut en témoigner, ne serait-ce que par le judicieux choix du pillage de sa collection. Fermons ici la parenthèse.

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Nazis dans un camps de déportation

La jeune Edith Eva dira plus tard qu’elle n’oubliera jamais le regard qui la pénètre, alors que son tour arrive de passer sous les yeux du SS en bel uniforme. Il demande à la jeune fille : « C’est ta mère ou ta sœur à côté de toi ? » Et Edith, naïve, innocente, répond la vérité : « C’est ma mère ». Mengele, car c’est de lui qu’il s’agit, désigne la gauche. Edith veut la suivre, il la retient. « Elles vont se doucher, tu la rejoindras tout à l’heure. » 

Toute sa vie, Edith devra vivre avec cette culpabilité d’avoir envoyé sa mère aux chambres à gaz. 

Edith est jeune et survivra même si elle ne pèse que 35 kilos à la libération, supposée morte et jetée sur un tas de cadavres. Sa mère, son père, et pratiquement toute sa famille périront, mais elle retrouvera ses deux sœurs. 

Elle osera raconter bien plus tard un épisode terrible auquel elle devra la vie. Mengele qui l’avait remarquée lors de la sélection et, friand de Kultur, avait fait irruption dans son baraquement cherchant des danseuses classiques pour animer un ballet improvisé. Edith dansera devant lui, retrouvant les gestes, la grâce, les pas, pour un instant. Herr Doktor sera rassasié et cette performance vaudra une miche de pain à la jeune fille qui la partagera avec ses amies d’infortune, sur les couchettes de son block

La nouvelle vie

Aujourd’hui, à 95 ans, Edith Eger est devenue un mythe. Elle habite à San Diego, ville californienne, au bord de l’océan, et reçoit, soigne, écoute, donne des cours en zoom, média qu’elle a découvert lors du Corona, et que son petit-fils met à sa portée.

Edith Eger

La boîte de Pandore qui contient son vécu lors des années de guerre, elle l’a portée en elle longtemps, honteuse, malheureuse, sans savoir que faire de ce fardeau. Changer de pays, se refaire, devenir femme et mère, c’était l’urgence : elle immigra aux USA avec son mari, également survivant, et donnera naissance à 3 merveilleux enfants. Mais en traînant un boulet. 

Entre son passé et sa nouvelle vie, il y avait un abîme infranchissable. Coincée entre l’incapacité d’ouvrir les anciens « dossiers », et le mal de vivre que lui causait le silence auquel elle s'était condamnée, elle dut finir par s’avouer que quelque chose n’allait pas. Lorsqu’elle entamera ses études de psychologie, c’est tout d’abord pour elle-même qu’elle le fera, dira-t-elle. Car il y a, là-bas, dans le secret de son être, la culpabilité d’avoir « dénoncé » sa mère, la rencontre avec le Diable en blouse blanche, et les innombrables sévices corporels et mentaux qu’elle a vus et subis. Elle sentit qu’elle pouvait sombrer si elle ne s'occupait pas de cette fragile enveloppe qui s’appelle la psyché humaine, responsable de notre équilibre vital et qui, chez elle, fut mise à si rude épreuve. 

Les clefs

Parce qu’elle est descendue si profondément en elle-même, sa capacité de tolérance, d’acceptation de l’autre est immense. 

Si elle-même a connu l’abomination des camps, qui semble le pire de ce qu’un être humain puisse endurer, elle pense que toute souffrance est légitime, qu’il faut la reconnaître comme telle, sans la comparer à aucune autre. Il n’existe pas de hiérarchie de la douleur. 

Son expérience personnelle et le traitement d’innombrables patients lui ont fait émettre des vérités qui rejoignent complètement la pensée juive et 'Hassidique, le fin mot d’une santé mentale, étant : « Tu aimeras ton prochain, comme toi-même ». 

« Commençons en premier lieu à connaître, apprécier, enlacer l'être le plus proche de nous, le seul qui nous accompagnera tout au long de notre vie, c’est à dire nous-même ! » dit-elle. 

- « Ce n’est pas ce qui s’est passé qui compte, mais ce que maintenant j’en fais ! » Elle peut appeler ses années de camp : mon cadeau. Et seule une rescapée peut oser le dire. “On peut choisir toute sa vie de rester emprisonné dans le passé ou alors de l'utiliser comme tremplin pour enrichir sa vie présente.”  

- Un autre thème : « Oser s’avouer une vérité ». Ne pas rester dans le déni. Et cette étape demande énormément de courage. C’est sortir du semblant, avec lequel souvent, par détresse, nous nous sommes masqués, pensant ainsi entrer dans la “norme”. Comme Edith jouant longtemps à la perfect american woman. Parfois, on se cache même la véritable nature de nos proches. On préfère ne pas voir, se mentir.

« On ne peut guérir ce qu'on ne sent pas ». On doit se permettre de ressentir notre peine, notre colère, notre amertume, être conscient de nos sentiments, les cautionner. Sans cela, le travail de convalescence ne peut commencer.

« Exprimer, c’est le contraire de déprimer… » Les blessures ne se cicatrisent que lorsqu’elles prennent l’air et s’oxygènent. Malheureusement, occultées, elles pourrissent et nous nuisent. 

En éducation :

- « Ne gâtez pas vos enfants. Là-bas, c’étaient ceux-là qui étaient les premiers à mourir. » La vie demande une souplesse, une aptitude à gérer, à faire avec, à esquiver, à arrondir. À s’accrocher. Ça aussi, c’est la survie. 

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À 63 ans, Edith Eva pensera être prête pour un grand voyage : elle se rendra à Auschwitz et retrouvera ces lieux si chargés. Elle dit que ce « pèlerinage » fut la meilleure chose pour son processus de guérison. « Revenir dans la gueule du loup, regarder le lion en face, sentir ma rage, et attribuer la culpabilité qui m’avait poursuivie jusque-là, aux véritables responsables, pour enfin renaître et devenir ce que je suis. »

« Aujourd’hui, chaque jour je travaille à honorer et à reconnaître la douleur que je porte en moi : cette peine, elle vit ici, dans mon cœur, je l’accepte, je lui donne sa place, je l’embrasse, et à partir de là, je continue ma route. » 

L’histoire d’Edith Eva Eger, forcée de danser devant le diable dans une baraque d'Auschwitz, nous en dit long sur le cheminement d’un être éprouvé, vers le respect de lui-même.

Apprendre à s'aimer, à se considérer, à se pardonner, oser affronter nos démons sans honte, pour les apprivoiser et enfin devenir libre : c’est ça, être une Reine.

Rose sur barbelait