Vers la fin de la paracha, Yossef HaTsadik se trouve dans une situation désespérée, après dix ans de prison ferme, sans libération en perspective. À ce moment, un épisode prend place, au cours duquel il est appelé à interpréter les rêves des ministres de Pharaon. C’est le début de son élévation soudaine au poste de vice-roi sur toute l’Égypte.

Le verset marquant le point de départ dans ce renversement de la situation de Yossef peut facilement passer inaperçu : après leurs rêves respectifs, les deux ministres étaient bouleversés, car ils n’en comprenaient pas le sens. En voyant leur mine défaite, Yossef demanda : « Pourquoi semblez-vous abattus aujourd’hui ?[1] »

Cette question apparemment sans importance, entraîna l’interprétation des rêves puis la libération de Yossef et son ascension fulgurante au pouvoir. Si Yossef ne leur avait pas demandé la raison de leur désarroi, ils ne se seraient probablement jamais confiés à lui et cette formidable opportunité de liberté aurait été manquée.

Ce petite preuve de prévenance de la part de Yossef peut paraître insignifiante, mais  elle est en réalité remarquable, vue la situation dans laquelle il se trouvait à ce moment-là : il avait vécu dans des conditions épouvantables pendant dix ans, sans espoir réel de libération. Il aurait été compréhensible qu’il soit complètement absorbé par sa propre situation et ne remarque pas l’expression du visage des personnes qui l’entouraient. Qui plus est, il avait pour tâche de servir les deux ministres qui étaient des personnalités importantes en Mitsraïm – ceux-ci le considéraient certainement comme un subalterne et ne lui prêtaient absolument aucune attention. Pourtant, il mit ces éléments de côté et se soucia de leurs visages déprimés.

Nous sommes tentés de vivre notre vie, absorbés par nos propres soucis, au point de ne pas remarquer les besoins des autres. L’un des moyens de devenir un véritable baal ‘hessed (philanthrope) est de passer outre nos intérêts personnels et d’être attentif au monde qui nous entoure. Parfois, cela demande de faire des concessions, et  de mettre notre bien-être de côté, en faveur de celui des autres.

L’exemple le plus remarquable se trouve un peu plus tôt, dans la paracha, lorsque Tamar est emmenée au bûcher. Elle avait toutes les chances d’avoir la vie sauve en révélant que les objets qu’elle détenait appartennaient à Yéhouda. Néanmoins, elle se soucia davantage de la gêne que cela aurait causé à Yéhouda si elle l’avait fait et garda donc le silence[2].

La guemara déduit de cet incident qu’il vaut mieux se laisser mourir plutôt que de mettre quelqu’un dans l’embarras[3]. Rabbénou Yona[4] et Tosfot[5] affirment que telle est la halakha (loi juive) ! Cela nous enseigne que nous avons parfois l’obligation de donner priorité aux sentiments d’autrui plutôt qu’aux nôtres.

Les guedolim (grandes figures en Thora) incarnent parfaitement cette capacité à réduire à néant leurs propres besoins, tout en se concentrant sur ceux des autres.

Le rav Moché Feinstein zatsal fut conduit en voiture par un étudiant de sa yéchiva. Alors qu’il entrait dans le véhicule, celui-ci ferma la porte sur les doigts du rav, qui resta malgré tout silencieux, comme si rien ne s’était passé. Un spectateur abasourdi lui demanda pourquoi il n’avait pas hurlé de douleur. Le rav répondit que le jeune homme aurait certainement été très gêné de lui avoir fait mal ; rav Moché se contint et garda le silence.

Cette histoire est connue, mais elle mérité réflexion ; rav Moché personnifiait cette aptitude à ignorer ses propres sentiments pour éviter de la peine à son frère juif.

Ce n’est pas seulement dans les moments difficiles que nous devons prêter attention à autrui.

Le rav Aharon Kotler zatsal alla dire au-revoir à son beau-père, le rav Isser Zalman Meltser, en compagnie de son fils, le rav Shnéor zatsal avant de quitter Erets Israël pour le mariage de celui-ci. Le rav Isser Zalman s’arrêta au milieu des escaliers en les raccompagnant, au lieu de les escorter jusqu’à l’extérieur de la maison.

Ils lui en demandèrent la raison et il expliqua : « Plusieurs de mes voisins ont des petits-enfants qui furent tués par les nazis, yima’h chemam (que leur nom soit effacé). Comment puis-je sortir et enlacer mon petit-fils, affichant ma joie en public, alors que ces gens ne peuvent en faire autant ?! »[6]

Ces démonstrations exceptionnelles d’altruisme peuvent être source d’inspiration pour nous. Souvent, nous pouvons dominer notre égocentrisme et prendre conscience de ce dont l’autre a besoin. Lorsque nous marchons dans la rue, nous avons tendance à être plongés dans nos pensées, mais il vaudrait la peine de prêter attention aux personnes qui nous entourent – il se peut que quelqu’un porte une lourde charge et aimerait qu’on lui prête main-forte [7].

Parfois, bien que ne ressentant ni joie, ni tristesse particulière, nous avons tendance à rester dans notre « petit monde ». Par exemple, il arrive que celui qui fait la hagbaa (levée du séfer Thora) du Chabbat matin se retrouve assis, portant le séfer Torah, sans ‘houmach devant les yeux pour suivre la haftara (texte que l’on lit après la lecture de la Thora). Bien que les fidèles eux-mêmes soient occupés par la lecture de la haftara, le fait de lui tendre un ‘houmach serait une marque d’attention appréciée.

À Torah VaDaat, il manquait parfois des chaises dans la salle et les ba’hourim (jeunes hommes) devaient donc en chercher dans une autre pièce. Le rav Shraga Feivel Mendelowitz zatsal disait que celui qui prenait une seule chaise (pour lui-même) n’était qu’un simple « porteur », tandis que celui qui en apportait deux, (l’une pour lui-même et l’autre pour son ami), était un baal ‘hessed [8] !

Nombreux sont les actes de prévenance pouvant illuminer la vie des gens. Nous apprenons de Yossef qu’il est impossible de savoir quelles seront les conséquences d’une bonne action. Le Alter de Slabodka zatsal disait que l’on ne peut pas non plus imaginer le salaire que nous recevrons pour un petit acte de ‘hessed.

Il évoque l’incident lors duquel Yaacov Avinou enleva la pierre du puits afin que tout le monde puisse boire de l’eau. Ce petit acte de gentillesse ne semble pas vraiment compter parmi les nombreuses mitsvot que Yaacov accomplit au cours de sa vie. Pourtant, elle représente un grand mérite pour le peuple juif.

Chaque année, nous récitons une prière spéciale pour la pluie – tefilat haguéchem. Dans cette tefila, nous rapportons certaines actions vertueuses des patriarches, telle la victoire de Yaacov sur l’ange d’Essav. Or, nous mentionnons également le fait que Yaacov ait retiré cette pierre : « Il [Yaacov] se dévoua et fit rouler la pierre de l’ouverture du puits – en sa faveur, ne retiens pas l’eau. »

Chaque bienfait accompli avec un cœur sincère a une valeur inestimable. Puissions-nous tous apprendre de nos avot (patriarches) et être de véritables donneurs.



[1] Parachat Vayéchev, Beréchit, 40:7.

[2] Parachat Vayéchev, Beréchit 38:25.

[3] Baba Metsia, 58b.

[4] Commentaire sur Avot, 3:15, Chaaré Techouva, 3e Chaar, Maamar 139.

[5] Sotah, 10 b “Noa’h lo leadam”. Voir également Chout Binyan Tsion, Siman 172 qui affirme que la Rama (Yoré Déa, Siman 157, Séif 1) régit également de la sorte.

[6] Kaplan, Major Impact, p. 53.

[7] Ceci ressemble à la mitsva de “perika” (décharger un animal d’un lourd poids) et bien que cela ne soit pas un véritable accomplissement de cette mitsva, cela reflète néanmoins la réalisation du chorech (fondement) de la mitsva – se soucier de la gêne d’autrui.

[8] Entendu du rav Issakhar Frand chlita.