Au cours de l’épisode célèbre de la lutte entre Ya'acov et « le prince » spirituel de ’Essav, un verset de notre Paracha intrigue : « Il vit qu’il ne pouvait le vaincre, alors il toucha la hanche de Ya'acov » (Béréchit 32, 27). Comment comprendre cette affirmation ? L’ange de Essav ne pouvait pas vaincre Ya'acov, dit la Torah, mais il parvint tout de même à le blesser. Alors que signifie cette incapacité ? Qu’est-ce que l’ange n’a pas réussi à atteindre ? Et quel message ce combat nocturne adresse-t-il à notre génération ?

Pour y répondre, faisons un détour par une histoire vraie, qui pourrait presque être une parabole moderne. Le Rav Freulich, de Jérusalem, voyage souvent pour des missions communautaires dans des régions lointaines. Son passeport est un patchwork de tampons des pays parmi les plus exotiques. Mais c’est à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan, qu’il vécut un épisode qui allait marquer le reste de sa vie. Avant le départ, tout avait été soigneusement préparé pour passer le Chabbath : bougies, vin etc. D’habitude, son épouse mettait le vin dans une bouteille en plastique, incassable. Cette fois, inexplicablement, elle choisit une bouteille en verre. Et cette bouteille, le vendredi après-midi, à quelques heures de la tombée de la nuit, glissa de ses mains. Elle s’écrasa sur le sol, répandant ainsi le seul vin Cachère dans un rayon de centaines de kilomètres. Sous le choc, le Rav Freulich resta un instant immobile. Pas de vin, pas de Kiddouch. Comment sanctifierait-il ce Chabbath à l’autre bout du monde ?

Puis un souvenir le traversa. Sur le chemin de l’hôtel, il avait repéré un marchand vendant des raisins importés d’Iran, hors de prix pour la population locale. Il comprit qu’il y avait peut-être là un signe de la Providence. Si les raisins étaient encore là, il pourrait en extraire un jus de raisin minimal pour le Kiddouch. Il repart aussitôt au marché, retrouve le marchand, achète une quantité généreuse de grappes. Alors qu’il règle son achat, il entend un murmure derrière lui. Il se retourne : un groupe de jeunes observe son apparence juive avec une curiosité un peu moqueuse. Parmi eux, une jeune fille qui lui lance, dans un hébreu parfait : « Chalom »

Il pense d’abord qu’elle veut simplement montrer qu’elle connaît quelques mots. Mais elle ajoute : « Je suis juive. D’Israël. » Puis, d’une voix étrange, elle lui dit : « Je suis revenue ici pour me marier… avec un voisin musulman. » Le Rav Freulich blêmit. Une fille juive, seule, prête à s’arracher de son identité, sans que personne ne la retienne. Il ne la connaît pas, elle ne le connaît pas, ils se sont croisés par hasard, entre un étal de marché et un sac de raisins. Il n’a qu’un instant pour décider. Finalement, il dit : « Je loge à l’hôtel X. Viens me voir demain après-midi. Je souhaiterais te parler. » Elle ne promet rien. Et le Rav ne sait pas s’il a planté une graine ou jeté une parole dans le vent.

Le lendemain, contre toute attente, l’hôtesse du hall l’appelle : quelqu’un l’attend à l’entrée. Il descend. C’est elle. Ils s’installent dans le salon discret de l’hôtel. Quatre heures d’échanges, de questions, de conseils dits sans jugement : le sens d’être juif, la beauté d’une âme qui ne demande qu’à respirer, le lien intact avec les ancêtres. Il voit que quelque chose s’ouvre en elle, mais il ne sait pas si cela tiendra. À la fin, elle lui demande ses coordonnées. Comme il refuse qu’elle écrive pour ne pas profaner le Chabbath, ils conviennent qu’il glissera un papier sous une pierre à la sortie de l’hôtel. Puis elle part, s’engouffre dans les rues de Bakou.

Les semaines passent, sans nouvelle. Puis un jour, le téléphone sonne. C’est elle. Elle raconte des nuits de contradictions, des jours de lutte, jusqu’à une décision : rompre avec l’homme qu’elle devait épouser et revenir en Israël. « Je veux revenir à la source de mon âme », dit-elle en pleurant. Deux ans plus tard, le Rav Freulich la marie sous la ‘Houppa avec un Ben Torah. L’étincelle avait été enterrée profondément, mais elle n’avait jamais disparu.

Et c’est ici que l’on comprend enfin le verset : « Il vit qu’il ne pouvait le vaincre. » L’ange a frappé la hanche — symbole des générations, des enfants de Ya'acov — et il a réussi, hélas, à provoquer dans l’histoire des moments de rupture, de persécutions, d’assimilation, d’éloignement. Il a pu blesser la marche du peuple, mais il n’a jamais pu atteindre l’essence, ce noyau incandescent que Ya'acov a transmis à chacun de ses descendants. L’étincelle juive peut être recouverte, affaiblie, étouffée — mais jamais détruite. C’est cela que l’ange n’a pas pu vaincre. Il peut toucher la hanche, mais il ne peut pas toucher l’âme.

L’histoire de Bakou est l’illustration vivante de cette vérité. Un mot d’hébreu dans un marché lointain, une rencontre improbable, une mélodie de Chabbath, une mémoire enfouie — et la lumière revient. Ya'acov nous enseigne que tant que cette étincelle existe, rien n’est irrémédiable. Le chemin du retour est toujours ouvert, même depuis l’autre bout du monde, même du plus profond de l’oubli. L’aube finit toujours par se lever pour celui qui ose rappeler à une âme juive qu’elle porte en elle un feu que rien ni personne ne peut éteindre.