Le visage tendu, un homme portant un chapeau noir n’arrêtait pas de regarder sa montre toutes les trente secondes. Il essayait de presser le pas, bien que le docteur lui ait formellement recommandé de ne pas faire trop d’efforts physiques. Il avait besoin de récupérer de son dernier malaise en date.

Cependant, ce rabbin des temps modernes n’est pas le genre de personnes à faire ce qu’on lui demande, surtout quand il s’agit d’arriver à l’heure pour le Saba (dit, le Chabbath, pour les connaisseurs !). Après quelques minutes, il arrivait enfin sur le quai de gare, et ce fut la mine encore plus inquiète qu’il constatait que son train n’était pas encore arrivé. Les autres personnes qui se trouvaient proches de lui pouvaient l’entendre rouspéter :

– Et voilà, il ne manquait plus que ça ! Le train qui a du retard ! Si ça continue, je vais vraiment finir par ne pas être à l’heure.

Il sortit son téléphone portable de la poche intérieure de sa veste, et appela sa femme pour la prévenir qu’il ne serait pas à la maison avant deux bonnes heures. Si, par malheur, elle ne le voyait pas arriver d’ici là, il serait bon qu’elle prévienne son remplaçant officiant, juste au cas où… mais il espérait de toutes ses forces de ne pas se retrouver dans cette situation très inconfortable. La seule et unique fois que le rabbin Cohen avait dû transgresser Chabbath, c’est lorsque sa femme avait accouché de leur troisième petite fille, juste après qu’il soit rentré de la synagogue. Malgré les intensives contractions, sa femme n’avait pas eu d’autres choix que de l’attendre afin qu’il la conduise à l’hôpital le plus proche et qu’il prenne soin de leurs deux autres filles. Trois ans plus tard, ils accueillirent également un autre enfant, un fils, qui est lui aussi aujourd’hui rabbin de communauté. Contrairement à sa grande sœur, leur quatrième est déjà bien soucieux de ne pas vouloir causer de soucis à ses parents; Emmanuel avait préféré naître un mardi.

C’est drôle, mais, en y repensant, c’était le seul de ses enfants à être né en Normandie, et plus précisément dans la ville de Caen. Les autres étaient tous nés parisiens. En même temps, c’était assez logique, vu que le rabbin Cohen avait exercé pendant six petites années dans la ville aux cent clochers. Ensuite, il s’était vu proposer un poste sur Paris, qu’il avait accepté volontiers. Sa femme et lui étaient assez heureux d’avoir enfin la possibilité de mettre leur enfant dans une école juive, car, là-bas, il était assez difficile d’y être totalement épanoui au niveau de sa vie juive.

Ah ! Ça y est, on entendait les roues du train arrivaient à toute allure. Quel soulagement ! Monsieur le rabbin pouvait enfin souffler, en se disant qu’il ne sera pas en retard ! Il pouvait se détendre après cette journée plus que mouvementée : trois enterrements, deux conflits à régler pour deux couples qui avaient besoin d’un avis externe pour y voir plus clair, une visite chez un malade, plus de vingt-deux coups de téléphone reçus à la chaîne, de vingt-deux personnes différentes. Tel était le quotidien de cet homme de soixante-trois ans. (Je crois qu’il a plus, mais il me tuerait si j’écrivais son âge réel !)

Il prenait place près de la fenêtre, bien qu’il n’aura probablement pas le temps d’y jeter un coup d’oeil. Du début à la fin du trajet, il aura le nez rivé sur ses livres ou sur son téléphone, pour répondre aux nombreux messages laissés en suspens par faute de temps.

Derechef, le chef de cabine, leur annonça que le train allait bientôt démarrer, et que les passagers devront préparer leur ticket pour le faire valider auprès du contrôleur qui passera sous peu.

En entendant l’annonce de la destination Gare de Lyon/ Paris - Caen, pour la centième fois, le rabbin Cohen se disait que la vie était pleine de surprises : il n’en revenait toujours pas que, depuis un an, sa femme et lui avaient accepté de revenir passer tous les Chabbath en Normandie, après plus de vingt-trois ans de vie parisienne. C’est vrai que leurs enfants avaient tous bien grandi et qu’il n’y avait plus d’enjeux éducatifs comme par le passé.

L’idée de passer leur week-end loin de Paris était, à présent, beaucoup plus plaisante qu'autrefois. Surtout quand on a eu une carrière aussi remplie que celle du rabbin Cohen. Ah ça ! Il en a vu des cas et des histoires ! Il pourrait écrire des tonnes de livres sur ce qu’il a vu, connu, et entendu. Peut-être qu’il va même accepter l’offre que sa fille lui propose depuis quelques mois : écrire les moments les plus marquants de sa vie, une sorte de mémoire qu’il laisserait à ses enfants et ses petits-enfants. Le souci, c’est qu’avancer l’idée même qu’un jour, comme nous tous, il ne sera plus parmi nous, le terrorise totalement ! Mais, d’un autre côté, il avait tellement de choses à dire, que ce serait dommage de passer à côté d’une opportunité pareille ! D’ailleurs, souvent, quand il a sa fille en ligne, il aime lui répéter avec beaucoup de tendresse comme la promesse qu’un jour ce projet entre eux se concrétisera :

– Tu sais ma fille, ce n’est pas une vie que j’ai vécue, mais mille vies en une seule !

C’est en tournant les pages de son livre écrit en hébreu qu’une jeune fille, visiblement d’origine asiatique, l’interrompit dans sa lecture :

– Monsieur, bonjour.

Le rabbin Cohen n’était nullement surpris qu’une étrangère vienne l’aborder, car il en avait l’habitude. Souvent, par rapport à sa tenue, bien que très banale pour certains endroits du globe, mais qui dénotait encore dans quelques coins de France, des inconnus lui posaient toutes sortes de questions. Son costume noir, trois-pièces, et son chapeau en haut de forme, lui valaient souvent des regards ou des remarques assez ridicules :

– Hé ! Rabbi Jacob, ça va ? Tu nous fais une petite danse ?

Mais cette fois… Il sentait que cette jeune fille lui montrait un intérêt plus particulier, alors, n’écoutant que son instinct, il décida de lui répondre :


 

– Bonjour, mademoiselle.

– Excusez-moi de vous importuner, mais je…

La jeune fille était visiblement très embarrassée et n’arrivait pas à trouver ses mots. La voyant en pleine difficulté, le rabbin décidait de lui faire une petite blague, dont lui seul avait le secret, afin de dissiper son malaise apparent :

– Vous ne m’importunez pas ! Allez-y, lancez-vous ! N’ayez pas honte de me demander l’adresse de mon chapelier, parce que je suis certain que vous rêvez de porter le même que moi.

Assez surprise, la fille ne put faire autrement qu’esquisser un sourire, et c’est en reprenant confiance en elle qu’elle trouva le courage de se lancer pour de bon :

– Voilà, je sais que ma demande va vous paraître totalement bizarre, mais je viens de Paris, et je suis à la recherche de mes origines. Plus précisément, de celles de ma mère. Voyez-vous, je suis actuellement en processus de conversion, parce que je n’arrive pas à prouver la judaïcité de maman, alors que je sais qu’elle-même a été convertie en bonne et due forme.

Tiens ! Comme la vie est curieuse. Le rabbin Cohen est sonné, mais pas étonné que la main de D.ieu, elle-même, intervienne une fois de plus au moment où il s’y attendait le moins. Lui-même avait travaillé pendant plus de vingt ans au service des conversions du Consistoire. Il occupait la fonction de haut rabbin du Beth-Din de Paris, et, par la suite, de toute l’Europe. C’est lui qui a participé activement aux accords passés entre Israël et la France, afin de valider toutes les conversions qui ont été faites sous la responsabilité du Consistoire, dans le but de faciliter la communication entre les deux pays, et, surtout, pour encourager leur intégration. C’est avec un sourire au coin qu’il lui répondait :

– Dites-moi, quel rabbin vous suit actuellement ? Rabbin Elalouf, Moribond, Levy ? Je les connais tous !

L’expression du visage de son interlocutrice était mi-choquée, mi-ravie. La jeune fille se sentait totalement en confiance à présent et décidait de se confier pour de bon :

– Rabbin Elalouf !

– Il est dur, n’est-ce pas ?

– Très dur, il me terrorise !

– Mais non, il ne faut pas ! C’est un ami, il est extraordinaire. C’est son rôle de vous impressionner. Alors, dites-moi, en quoi puis-je vous aider ?

– Eh bien, j’aurais aimé savoir si vous connaîtriez, par hasard, le rabbin qui a été en poste entre 1987 et 1994 à Caen ? D’où mon voyage aujourd’hui.

– Vous n’aurez pas pu mieux tomber, puisque c’était… moi !

De l’extérieur, on aurait tout de suite remarqué à quel point le regard de la jeune fille s’anima… d’espoir. Elle se dit que rencontrer ce monsieur était peut-être LA rencontre qui allait enfin changer sa vie. C’est à toute vitesse qu’elle déclina son identité :

– Je m’appelle Batsheva Affriat. Est-ce que ce nom vous évoque quelque chose ?

Le rabbin passa sa main dans sa barbe, comme à chaque fois qu’il réfléchissait. Il ne put s’empêcher d’être surpris par un prénom aussi juif ! Alors, avec son tact légendaire d’un homme qui s’y connaît en psychologie, il osait lui demander si elle n’a pas un autre nom :

– Non, c’est mon unique prénom, je n’en ai pas d’autres. D’après les informations que j’ai réunies, apparemment, maman a vécu deux ans en Normandie. Et puis, elle a rencontré mon père, un ingénieur d’origine vietnamienne. Très vite, ils se sont mariés, ont vécu quelques années sur Paris, pour déménager vers Israël. Ils ont vécu quelque temps dans le quartier très religieux de Mé’a Chéarim, c’est là qu’ils nous ont eus, mon frère et moi. Vers l’âge de quatre ans, ma mère est décédée brutalement. Je n’ai jamais vraiment su les causes de son décès.

– Vous m’en voyez vraiment navré.

– Merci, mais hélas, ce n’est pas cette partie la plus tragique de mon histoire. Peu de temps après, rongé par le chagrin, mon père n’a pas pu s’occuper de nous, et mon frère et moi avons été récupérés par l’O.S.E.

– L’O.S.E. vous dites…

– Oui, et ensuite…

– Excusez-moi de vous couper, mais est-ce que votre mère s’appelait Marion ?

– Non, sur les papiers d’identité que j’ai retrouvés dans ses affaires, il est écrit Sarah Affriat. Le problème c’est que, même à l’appui de la carte d’identité de ma mère, le Consistoire ne reconnaît pas aujourd’hui que je suis juive. Ce qui est très embêtant, car je devais me marier, et j’ai dû tout mettre en stand-by le temps que ma situation se régularise.

– Et votre père, vous avez eu de ses nouvelles entre temps ? Peut-être que lui peut vous aider.

– J’ai appris que lui aussi était décédé.

– Quelle tristesse pour votre frère et vous, les choses n’ont pas dû être faciles. Je voudrais bien vous aider, mais je ne vois pas du tout ce que je peux faire, à moins que… qui ne tente rien n’a rien. Auriez-vous une photo de votre maman ?

– Oui, j’ai sa carte d’identité toujours sur moi. Laissez-moi vous la montrer.

– Parce que j’ai bien connu une jeune fille en conversion pendant cette période-là. Avec mon épouse, nous recevions le Chabbath quelques jeunes gens en conversion. Malheureusement, le jour où ils obtenaient leurs papiers, nous gardions très peu de contact.

Batsheva fouilla dans son sac et en ressortit la fameuse pièce d’identité :

– Voilà, c’est tout ce que j’ai d’elle et…

Batsheva dû interrompre son récit parce que l’homme qui se trouvait en face d’elle venait littéralement de tomber dans les pommes…

– Monsieur le rabbin, monsieur le rabbin !

Très embêtée, notre jeune fille ne savait pas quoi faire pour le réanimer, car elle savait qu’il lui était interdit de toucher un homme, exactement comme la dame qui s’occupe de ses révisions pour l’examen final lui avait appris. Alors, dans un souci de venir secourir le rabbin dans les règles de la Tsniout (pudeur), elle alla chercher le contrôleur et lui demanda son aide. Batsheva apprendra plus tard qu’en cas de danger, il lui est permis de tout faire pour sauver la vie d’autrui.

Quand elle revint à sa place, accompagnée du contrôleur, elle fut soulagée de constater que le rabbin avait repris connaissance, bien que son visage manquait cruellement de couleur. L’homme lui proposa d’aller chercher de l’eau et un thé sucré pour aider ce passager à se sentir mieux.

– Je vais bien, c’est bon, merci. Ne vous dérangez pas. Je suis juste un peu sonné. Batsheva, ma petite fille, rassieds-toi.

Batsheva fut très surprise que le rabbin s’adressât à elle comme s’il la connaissait depuis toujours :

– Je vais te dire qui est ta mère, car c’est moi qui ai, bel et bien, été son rabbin pendant les années où elle a séjourné à Caen. C’est encore moi qui l’ai suivie pendant tout son processus de conversion, et c’est encore moi qui ai été l’officiant le jour de son enterrement. Ta mère ne s’appelle pas du tout Sarah Affriat, mais Marion Leroux…

– Comment Rav ? Mais enfin, c’est impossible !

– Ce qui est impossible, c’est qu’avec Madame Cohen, nous vous avons cherché ton frère et toi pendant des mois, pour pouvoir vous adopter. Assis-toi, je vais te raconter qui était ta mère.

À partir de cette seconde, seuls les mots qui allaient être prononcés comptaient. Cela faisait des années que Batsheva attendait le moment où elle allait enfin découvrir qui était cette femme qui lui souriait sur la photo, chaque fois qu’elle l’a regardé. À part des bribes de visage, il ne lui restait pas grand-chose de son souvenir. Elle releva la tête et fixa ce monsieur qui représentait sa seule chance d’être enfin heureuse et d’être en paix avec son passé, qui ne lui a jamais été expliqué avant aujourd’hui.

C’est avec beaucoup d’émotions que Batsheva ouvrit ses deux oreilles et entendit enfin ce qu’elle cherchait depuis des années.