Ça y est, c’est le grand jour, depuis trois mois, j’attends avec impatience cette date ! Par précaution, je l’avais entourée au stabilo jaune sur mon agenda, alors que je savais qu’il était impossible que j’oublie une journée pareille !

Depuis la seconde, je ne pensais qu’à mon entrée dans la prestigieuse université de La Sorbonne. Je ne savais pas encore quel métier je voulais exercer, mais je me disais que des études de droit pour débuter allaient sûrement m’ouvrir quelques portes, le temps de me décider.

Il fallait dire que j’avais été un peu guidée par ma grande sœur, Daphné. Elle m’avait ouvert la voie en proclamant un soir, au moment du dîner, qu’elle comptait être juge ! Pas seulement juriste ou avocate, comme la plupart des gens, oh que non ! Madame voulait être celle qui trancherait et qui aurait le dernier mot ! C’était du Daphné tout craché ! Elle ne faisait jamais rien comme tout le monde.

Nous avions trois ans d’écart, elle et moi, ce qui, en soi, n’était pas une grande différence d’âge. Nous aurions pu devenir les meilleures amies du monde, sauf que nous étions beaucoup trop différentes. On ne peut même pas qualifier notre relation de proche.

De ce que je me souvienne, depuis l’enfance, je l’avais toujours admirée, tandis qu’elle ne m’avait jamais vraiment considérée. Elle m’avait toujours reléguée au rang de l’éternelle petite sœur, que l’on traînait comme un boulet. Lorsqu’elle avait quitté la maison le jour de son dix-huitième anniversaire pour aller vivre je ne sais où, il était logique que nous ne soyons pas restées en contact.

La dernière fois qu’elle était venue remontait à quelques jours, elle était passée à la maison pour prendre des nouvelles de son chien. J’avais trouvé cela un peu froid de ne venir que pour Clément, en ignorant royalement papa, maman et moi. Lorsque j’avais voulu aborder le sujet avec eux et m’incriminer de son attitude, à cause de ma timidité et mon manque de courage, j’avais préféré garder le fond de ma pensée pour moi… comme toujours. J’avais l’habitude de vivre en parfait décalage avec ma famille.

C’est pour ça que, dès que j’ai obtenu mon BAC, j’avais annoncé à mes parents que je voulais poursuivre mes études. J’avais été un peu déçue, car la seule réaction de ma mère était de s’assurer que je trouve un petit boulot pour payer mon futur loyer, si je voulais subvenir à mes besoins d’étudiante. Car, chez les « Leroux », comme l’avait fait Daphné auparavant, à la majorité, c’est la porte ! Ma mère était secrétaire de direction, et mon père tenait un Bar-tabac. Ils nous avaient toujours prévenus qu’ils n’avaient pas les moyens de nous « entretenir » toutes nos vies. Ce qui était, après tout, un schéma assez classique d’une famille française de classe moyenne.

Pour revenir à ma sœur, elle avait commencé avec brio ses deux premières années d’étude, pour changer d’avis en cours de route, pour aller sur les routes et devenir chanteuse. Qu’est-ce que mes parents avaient été déçus alors ! Du coup, je me disais que je n’avais pas le droit à l’erreur et que c’était ma mission de leur mettre du baume au cœur en réussissant mon parcours professionnel.

Donc, me voilà, à pousser les grandes portes de l’amphi, en repensant à tout ça. J'étais assez impressionnée, car la plupart de mes amis du lycée avaient choisi d’intégrer des écoles supérieures à Bordeaux, et personne que je connaissais n’était venu à Paris. Donc, j’étais seule.

Bien que nous n’étions plus à l’école, je me disais que les codes sociaux devaient rester les mêmes, et qu’il fallait surtout éviter les premiers rangs, pour ne pas se faire mal voir des autres élèves.

C’est ainsi que, prudemment, je prenais la place au milieu des rangées, en faisant tout pour me fondre dans la masse.

Je constatais que, pour un premier jour, l’amphi était bondé de monde. Comme le prof n’était pas encore arrivé, cela m’avait laissé du temps pour scruter ceux qui étaient déjà assis autour de moi, histoire de voir avec qui je pourrais être potentiellement amie.

Sur ma gauche, se trouvaient deux filles et trois garçons, aux cheveux de toutes les couleurs, qui étaient habillés tout en noir. Ils avaient l’air de bien se connaître. En jetant un rapide coup d’œil à ma tenue, il était clair que mon haut kaki était bien trop ennuyeux pour eux.

Deux rangées plus basses, il y avait un groupe que je qualifiais de suite d’intellos. Ceux-là, on les repère à chaque fois de loin, car ils sont généralement assis au premier rang, vêtus de cardigans, avec leurs mèches du dessus coiffées sur le côté à la perfection. Quelques-uns portaient des lunettes, et les autres avaient le nez plongé dans leur manuel. J’avais envie de leur dire : “Hé ! Ho ! L’année n’a même pas commencé ! Pourquoi vous faites ça ?”

Avec eux, c’était sûr, je préférais passer mon chemin. Car, en plus, dans mon cas, depuis que j’avais trouvé ce petit boulot à mi-temps dans une librairie un peu bizarre en bas de chez moi, je n’avais vraiment pas beaucoup de temps libre. J’écris “bizarre” parce que c’est une librairie qui est remplie de livres écrits dans une langue que je n’avais jamais vue de ma vie : de l’hébreu. Madame Chétrit m’avait expliqué qu'elle avait besoin de quelqu’un comme moi pour garder la boutique, les heures où elle ne serait pas là.

Je m’apprêtais à analyser un troisième groupe, quand, soudain, un attroupement d’étudiants arrivait en masse. De loin, l’accoutrement de cette bande me faisait penser à des personnages sortis tout droit des années 60. Surtout l’un des garçons qui portait un pantalon très serré, retroussé aux chevilles. Je ne savais même pas comment il faisait pour marcher, tellement c’était moulant. Et leurs coiffures, ils avaient tous leurs cheveux coiffés en pics avec des tonnes de gel. Oh ! Mais attendez, je n’avais pas vu leurs chaussures ! Qu’est-ce que c’était que ces machins aux pieds, avec des semelles surdimensionnées !? De là d’où je viens, je n’en avais jamais vu des comme ça. Le plus choquant, était que filles comme garçons étaient tous habillés de la même façon.

Le plus étrange était que j’étais fascinée par eux. Je ne saurais dire pourquoi, mais je ne pouvais m'arrêter de les observer. Et je n’étais pas la seule, car tout l’amphi s’était aussi mis à les fixer. Le truc c’est qu’ils n’avaient pas l’air de s’en rendre compte ! J’avais la sensation que cette bande d’amis n’avait besoin de personne, comme s’ils se suffisaient à eux-mêmes. Ils avaient l’air de tellement bien s’amuser tous ensemble, que le reste du monde qui les entourait (nous !) était transparent !

Brusquement, mon regard se posait sur le collier que l’un d’eux portait. On aurait dit deux triangles inversés. Bien que je ne savais pas ce que cela pouvait bien signifier, je trouvais ce symbole très joli.

J’étais toujours en train de les observer, quand, soudain, une fille que je n’avais pas remarquée, était venue s’asseoir sur la chaise juste à côté de moi. Elle se racla la gorge, et se présenta :

– Salut ! Moi c’est Ilana, et toi ?

Au ton de sa voix, je la trouvais tout de suite chaleureuse :

– Salut, moi c’est Marion. Marion Leroux.

– Ah d’accord ! Faut dire les noms de famille aussi ! Alors, moi c’est Ilana Bismuth.

Ilana avait une coupe très courte, était aussi brune que moi j’étais rousse. Tout en sortant ses affaires de son sac, elle continuait de me parler et de me poser des questions :

– Enchantée de faire ta connaissance. T’as pris quoi comme autre option, à part ce cours ?

Je n’avais pas eu le temps de lui répondre, que le prof avait pris place devant son bureau, demandant le silence. Tout le monde se taisait immédiatement, sauf « le groupe » en question, qui continuait de chahuter. Le prof se posa devant eux et leur redemanda de se taire, mais rien n’y faisait ! Dans un mouvement brutal, il envoya directement un feutre sur l’un des membres du groupe à l’origine du bruit, ce qui fit hurler l’un d’eux :

- Eh monsieur ! Vous n’êtes pas bien ou quoi ? Qu’est-ce qu'il vous prend ?

- Quand je demande le silence, on se tait ! Vous n’êtes plus au lycée, et je n’ai pas besoin de faire la discipline ! Ai-je été assez clair ?

- Très clair !

- Et vous êtes ?

- Fabrice Cohen.

Je notais sur mon agenda son nom, “KOHAN”, car je trouvais que la consonance faisait coréenne. Pour ma part, si, dès la première seconde de cours, un prof m’affichait de la sorte, devant tout le monde, je crois que je me serais mise sous la table tellement j’aurais eu honte, mais, visiblement, ce n’était pas le cas de celui qui était visé. Loin de se démonter, je l’entendais répondre du tac au tac :

- Oui, très clair monsieur !

Il se sentit obligé de conclure de façon théâtrale dans le but de faire rire ses amis, en disant :

- Je vous préviens Monsieur, vous allez m’adorer ! Allez-y, commencez.

Ce qui fit effectivement beaucoup rire sa bande.

- Maintenant que nous avons la permission de monsieur Fabrice Cohen, ouvrez vos manuels à la page 14.

Dans un mouvement général, nous nous exécutions et ouvrîmes nos livres.

Quelques minutes plus tard, j’étais surprise de recevoir un papier volant, comme quand j’étais au primaire, qui venait de ma voisine. Je le dépliais tout excitée, et découvris avec avidité ce qu’elle m’avait écrit :

« Coucou Marion, je préfère t’écrire pour ne pas me faire mal voir par Lorel. Tu viens juste de rencontrer les personnes avec qui j’étais en classe pendant toute ma scolarité. Est-ce que ça te dirait de m’écrire à ton tour pour me raconter d’où tu viens et qui sont tes parents ? »

Je trouvais l’idée amusante de faire connaissance de cette manière, et je commençai à mon tour à répondre à Ilana par écrit.

Une fois le cours fini, la tête remplie de notes et de mots griffonnés, j’acceptais volontiers l’offre de ma nouvelle copine, quand elle me proposa d’aller prendre un café toutes les deux. Notre prochain cours n’était prévu que trente minutes plus tard. À peine assise, Ilana m’expliquait qu’il était très important pour elle de vérifier si l’un de ses T.D. ne tombait pas le samedi.

- Je viens de recevoir mon emploi du temps et les miens ont bien lieu les samedis. En plus, j’ai cru lire qu’ils étaient obligatoires. Au bout de trois absences, tu te fais recaler.

- Si c’est le cas, ça ne m’arrange pas du tout.

- Pourquoi ? Tu veux faire la grasse mat’ le samedi matin ?

- Oui et non… En fait, j'observe le Chabbath.

- Le quoi ?! Chabbath…? Mais qu’est-ce que c’est que ça ?

- Tu n’as jamais entendu parler ?

- Mmmm… non, désolée. Je devrais ?

- Laisse-moi t’expliquer deux, trois trucs me concernant, ou plutôt concernant ma religion, mais d’abord, allons récupérer mon emploi du temps.

J’étais impatiente de connaître les raisons pour lesquels Ilana s’inquiétait autant pour cette histoire de T.D., en plus, cela me faisait du bien de me dire que j’avais potentiellement une nouvelle amie dans cette grande ville que je ne connaissais pas.

Ce que Marion ne savait pas encore, c’est qu’à partir de ce jour-là, en faisant la connaissance d’Ilana Bismuth et de Madame Chétrit, elle venait de mettre le premier pied dans un tout nouveau monde, vers une toute nouvelle façon de vivre, et de penser.

La question qu’elle allait bientôt se poser était : et si elle avait attendu au fond d’elle-même toute sa vie ces rencontres…

Je vous laisse découvrir la suite la semaine prochaine…