La Torah n’a besoin que de 31 versets pour nous révéler le mystère de la création du monde avec une clarté et une concision époustouflantes. Puis, le Texte Saint ralentit, et « prend son temps », pour dérouler devant nous la vie, les pérégrinations, les épreuves de nos Ancêtres. Il peut revenir à deux reprises sur un passage clé, comme celui d’Eliézer à la recherche d’une fiancée pour Its’hak, révélant chaque fois une nuance différente, observer le comportement et l’empressement de la petite Rivka à faire boire un étranger et ses chameaux, ou détailler la construction du Michkan et la confection des habits du Cohen à son rythme, piano, piano. Le Texte s’attarde quand bon lui semble, pour souligner un événement, donner les noms précis des générations qui défilent, puis repart, accélérant le rythme, s’arrêtant à nouveau lorsqu’un point est crucial et demande notre attention. On se laisse guider dans cette lecture qui ressemble au périple des Bné Israël dans le désert, prêts à plier bagage à tout moment selon l’ordre divin, ne sachant jamais à l’avance combien de temps va durer le campement, 3 jours, 10 mois ou 7 ans… 

C’est quoi un ‘Ivri ?  

Après l’entrée en matière vertigineuse et condensée à l’extrême de Béréchit, c’est sur le post-création que la Torah met l’éclairage : place maintenant à l’aventure humaine.

Le Texte compte 10 générations d’Adam à Noa’h, ce dernier n’arrivant pas à allumer les braises de la foi chez ses contemporains, qui continuent à fauter, à idolâtrer, à corrompre leurs voies. Le message du Déluge est tombé… à l’eau. L’humanité va très mal, mais D.ieu a promis de ne pas détruire le monde une deuxième fois, et les habitants de la planète s’appuient vraisemblablement sur Sa parole irrévocable pour continuer à s’en donner à cœur joie dans la décadence, sans craindre de « représailles ». Dix générations suivent Noa’h, et soudain, l’objectif s’arrête, et zoom sur une lumière qui jaillit dans cette triste période. Gros plan sur le fils d’un commerçant d'idoles nommé Téra'h, homme important qui tient une boutique prisée à Our Casdim et fournit le palais de Nimrod en vaines statuettes. Et là, pas de raccourci : notre Torah va s’arrêter longuement, prendre tout son temps pour nous raconter qui était cet outstanding personnage… nommé Avram.

Sa première particularité nous est dévoilée par une épithète accolée à son nom dans notre Paracha (14, 13) : il y est nommé ’Ivri, « l’Hébreu », terme apparaissant pour la première fois ici. Et les commentateurs d’expliquer que le Patriarche a été ainsi appelé, car il se tenait seul sur un rivage (Éver) alors que l’humanité entière était en face de lui, sur le bord opposé. Pas de meilleure traduction que celle de « non conformiste ».

Avraham notre Père, ne cherche pas à être original, à se distinguer de sa société et des membres de sa famille, au contraire, il en cherche la proximité, puisque s’en éloigner lui est compté comme une épreuve de taille. Ni marginal, ni provocateur, personnalité riche, intelligente, curieuse, depuis sa plus tendre enfance, il ne cesse de questionner et ne prend rien pour argent comptant. Il dit tout haut les incohérences qu’il voit et ne s’émeut de personne face à la vérité qui palpite en lui : ni de l’autorité gouvernementale, ni de celle familiale. Il ne laisse aucun écran, aucune corruption, entacher les valeurs qu’il a saisies comme absolues et venant d’une Source Unique. Il va au bout de ses conceptions, prêt à se laisser jeter au feu (littéralement !) pour les défendre. 

L’humanité est sur un rivage, et lui seul, sur l’autre. Qu’importe !

Une telle personnalité est bien sûr un danger pour le pouvoir en place, qui craint les éléments perturbateurs, et impose ses vues même sur le service des divinités. Nos Sages nous disent qu’avant Our Casdim, le petit Avram fut déjà emprisonné par le roi Kashta, pour avoir été pressenti comme un dissident pouvant mettre en péril son royaume. 

« C’est passé dans les gènes » !

Cette faculté de se tenir seul devant le monde entier, devant le politically et le ethically correct, notre Père Avraham l’a transmise en héritage à sa descendance. 

Et pour traverser des civilisations si sûres d’elles mêmes, si imbues de leurs acquis, sans s’y diluer, il faut une bonne dose d’anti-conformisme. Pas celui surfait d’artistes ou d’intellectuels, qui croient se démarquer par un vêtement, une provocation, ou un pamphlet bien tourné, et qui tôt ou tard seront récupérés par le système qu’ils dénoncent, mais le non-conformisme véritable, silencieux, original car prenant sa source de l’Origine, qui naît dans le secret de notre cœur, et nous dit « Non, je ne peux pas adhérer à ça, même si tout le monde l’accepte. »

Et avouons-le, les Juifs sont champions dans ce domaine. Lorsqu’ils ont quitté la pratique, leur anti-conformisme s’exprime dans tous les domaines - artistique, scientifique, littéraire - et c’est une explosion de talents, qui influencera et façonnera la société ambiante. On pourrait faire une étude et observer à quel point les Juifs sortis du judaïsme ont donné leur étincelle à la construction de l’Occident. On les imite, on les encense, on cherche d’où vient leur génie, et on les hait. Ces Juifs animés d’une foi intense qu’ils canalisent vers un idéal chimérique, seront les révolutionnaires d’octobre 1917 en Russie, se vouant corps et âme à la parole du dieu Marx, croyant sincèrement que le communisme est le livre saint d’une nouvelle humanité, plus heureuse et plus juste. 

À peine deux générations sur une terre d’accueil, et ils en deviennent les plus illustres premiers ministres, adorés par leur reine, sachant redonner vie à un parti moribond, comme Sir Benjamin Disraeli en Angleterre. 

Scientifiques hors pair, ils sont capables de considérer un élément simple, évident, sous un jour nouveau et sortir d’un système de pensée formaté. « Le temps » peut soudain devenir une donnée, élastique, changeante, vécue différemment pour l’astronaute dans sa fusée filant à la vitesse de la lumière ou pour le terrien resté sur la planète. Un pathologiste dans les laboratoires de Princeton volera le cerveau qui avait conçu ces théories, et conservera plusieurs morceaux de cette incroyable matière grise dans des bocaux de formol ; il distribuera à certains initiés un flacon de cette mystérieuse « intelligence juive ». Pauvre Albert Einstein à qui ses confrères ne laisseront pas de repos post mortem… !

Pas de recettes toutes faites

Le non-conformisme de notre Patriarche et du Juif fidèle à la tradition ne consiste pas à refuser systématiquement les influences du dehors, mais plutôt à chaque époque et dans chaque situation, à peser s'il faut les rejeter en bloc, les utiliser à dose homéopathique, ou parfois même s’en inspirer. Il n’y a pas de recette. C’est un travail d'orfèvre spirituel, tout en nuances, que seuls des hommes aux intentions pures, craignant D.ieu, et œuvrant pour la pérennité du judaïsme authentique, peuvent accomplir.  

Le ‘Hatam Sofer au 18ème siècle dut se séparer de la communauté juive hongroise rongée par la réforme pour rester fidèle à Torat Israël. Sarah Schenirer ouvrit en 1917 son séminaire à Cracovie pour jeunes filles pratiquantes, offrant une alternative aux études profanes de haut niveau à des adolescentes qui sans cela, se seraient perdues dans les aveuglantes lumières de l’époque, y laissant leur patrimoine. Son audace à innover sauva sa génération et enclencha le plus grand mouvement éducatif orthodoxe de tous les temps, mais lui valut à ses débuts des critiques virulentes.

Les rabbins de Djerba, profondément pieux, refusèrent catégoriquement de laisser entrer dans l'île les influences françaises et progressistes, qui cherchaient à laïciser leurs communautés, sous couvert d’inévitable ouverture à l’Occident, d’amélioration économique et sociale. Leur détermination à se tenir comme un roc devant les dangers de la sécularisation et de l’assimilation, leur valut ce genre de qualificatif : « …communautés arriérées, maintenues dans l'abjection et l'ignorance par des rabbins réfractaires à tout progrès. »

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Le premier Patriarche nous a appris que l’on peut être seul sur son rivage et ne pas s’en émouvoir ; le fait que la majorité, la multitude pense autrement ne l’a jamais troublé.  

Si nous sommes, nous, les enfants d'Avraham l’Hébreu, plus vivants que jamais, c’est grâce à une grand-mère, un aïeul, un parent, qui ont su ne pas se conformer, rester fidèles à l’écho du Sinaï et continuer à le faire résonner en nous.