Question de Johanna A.

Bonjour Rav Scemama,

Je suis d’origine tunisienne (mes grands-parents des deux côtés sont de Tunisie), et j’ai grandi dans un milieu traditionnel dans lequel le Minhag (coutume) était plus important que l’accomplissement de la Loi. Par exemple, toute la famille sans exception doit assister au Kiddouch le vendredi soir suivi du repas traditionnel, mais après, on allume la télé. Ou encore, le premier soir de Pessa’h, nous mangeons la Matsa et buvons du vin sans vraiment faire attention à la quantité nécessaire pour s’acquitter ou à l’obligation de s’accouder, mais, par contre, il nous faut consommer le « Msouki » et le « fade », qui sont deux repas cuits traditionnels. Je dois ajouter que toute la maison respire le « Tune », avec cette façon de parler un peu bruyante, des expressions arabes, beaucoup d’humour et de bonne humeur, et une mentalité particulière aux gens de notre origine.

J’ai fait Téchouva après un grave problème de santé qui, grâce à D.ieu, s’est arrangé. J’ai écouté beaucoup de cours, lu de nombreux livres de Judaïsme, mais j’ai un faible pour ceux du Grand-Rabbin Joseph Sitruk. En fait, et c’est cela ma question, je ne ressens vraiment bien le Judaïsme qu’à travers des intervenants « Tunes », et de même à la synagogue, j’aime les airs et l’ambiance des offices tunisiens. Plus que cela, je trouve que les valeurs de la Torah sont très proches de ce que j’ai connu chez ma famille (et, de façon générale, chez les gens d’origine tunisienne), comme les rapports humains, la gentillesse, la joie, l’humilité, le respect des parents, des vieilles personnes, des rabbins, de la synagogue et surtout la naïveté et la croyance sans critique de ce que nos Sages nous enseignent.

Ces sentiments me semblent bizarres, car, comme je l’ai rapporté, nous étions assez loin de la religion proprement dire, et pourtant, de façon paradoxale, si proches dans le fond. Pour rependre une expression plaisante, mais, à mes yeux, tellement vraie, pour moi, la Torah est Tune !

Est-ce vraiment ainsi ?

J’espère m’être fait comprendre et vous remercie d’avance pour votre éclairage sur la question.

Réponse du Rav Daniel Scemama

Bonjour Johanna,

Je pense avoir compris votre question et je vais la résumer : vous identifiez la Torah avec les valeurs juives que vous avez reçues de votre famille. Or vous avez grandi dans un folklore judéo-tunisien qui est assez éloigné de l’accomplissement méticuleux de la Loi juive, et vous ne parvenez à progresser dans le Judaïsme que selon ce terrain connu. Vous vous demandez, d’ailleurs très honnêtement, « s’il y a d’autres facettes dans la Torah à part les valeurs développées par la communauté tunisienne. »

Je vais vous répondre et, ce, à trois niveaux.

1. Le juif, même lorsqu’il s’éloigne de son Patrimoine, reste porteur de valeurs que nous avons héritées de nos Patriarches et de nos ascendants qui ont, eux, respecté et appliqué la Torah. Un bagage profondément enraciné ne se perd pas si facilement. En Israël, nous avons souvent l’occasion de le constater, lorsqu’on voit comment des personnes complètement laïques agir avec des comportements typiquement juifs, surtout dans le domaine de l’aide à autrui et de la compassion. L’armée israélienne fera tout pour libérer des captifs ou même récupérer les corps des victimes afin de leur donner une sépulture digne, même quand le coût de ces actions revient très cher. Car le fond juif imbibé de Torah de génération en génération ne peut s’effacer si facilement. C’est pourquoi vous trouvez dans votre famille beaucoup de points profondément juifs, car ils portent encore en eux la flamme du mont Sinaï.

2. Je vais vous étonner en vous rapportant que si vous, vous avez trouvé la Torah Tune, d’autres, qui se sont eux aussi rapprochés du Judaïsme, mais qui viennent d’une autre origine, trouvent la Torah Yéké (Allemande), yéménite ou lituanienne. En fait, chacun découvre dans la Torah les points qui lui parlent et dans lesquels il a baigné. Certains apprécieront la rigueur et la discipline sévère qu’exige la Torah dans certaines situations, d’autres l’ouverture d’esprit et l’universalisme du Judaïsme, quant à vous, c’est l’humilité et la joie que vous reconnaitrez. Le point commun qui réunit ces différents courants est les valeurs juives dans lesquelles chacun a grandi et qui prennent une autre dimension en les appliquant dans le cadre de l’accomplissement des Mitsvot.

3. Sachons que le principal du travail de l’homme dans ses devoirs envers D.ieu se trouve là où il a des difficultés à les réaliser. Par exemple, celui qui aime l’argent aura beaucoup de peine à ne pas tromper un client naïf qui ne se rend pas compte lorsqu’on le trompe. Un orgueilleux est mis à l’épreuve s’il doit reconnaitre une erreur qui va entacher son image. Celui qui ne s’investit dans la réalisation de la volonté Divine que lorsque cela correspond à ses tendances naturelles, et refuse de prêter attention à ce qui lui est difficile, « passe à côté » de son rôle véritable dans ce monde.

Dans notre contexte, il est évident que nous avons des prédispositions pour certaines Mitsvot, soit par notre nature, soit par le milieu familial dans lequel on a grandi. (De même, nous avons des points faibles qui sont dus à notre nature ou à notre éducation.) Le but de l’homme, et c’est là qu’il obtiendra le principal de son salaire dans le monde futur, est justement de se « battre » dans les domaines défectueux. C’est pourquoi il est nécessaire dans la Techouva, à un moment plus avancé, d’accomplir la Torah qui n’est pas Tune (pour un Tunisien). En effet, demander à un marocain d’accueillir des invités, à un Yéké de tenir sa parole, ou à un tunisien de « kiffer » le Chabbath et la prière, cela est relativement facile. La difficulté commence dans des domaines ou il n’a pas, a priori, de disposition naturelle.

Nos générations ont connu une expérience très particulière : il s’agit de ces déplacements géographiques de communautés et de familles venues de différents pays - et donc de mentalité - et qui se retrouvent à vivre ensemble. L’exemple d’Israël est le plus frappant puisque, brusquement, un juif qui a été éduqué de façon rigoureuse et très disciplinée va se trouver être voisin avec quelqu’un qui a grandi avec comme critères « pédagogiques » les bisous et les claques. L’européen qui a intégré l’idée de l’égalité des sexes, voit débarquer un yéménite marié avec plusieurs femmes (qui en plus le respectent !). Ces chocs sociaux ne vont pas être évidents pour tous, d’ailleurs, les blagues préférées des israéliens tournent autour de la satire des mentalités ethniques.

Si ces rencontres peuvent être un terrain d’enrichissement extraordinaire dans le vécu quotidien, à plus forte raison dans le domaine du service Divin. De chacun nous pouvons apprendre, comme le texte de Pirké Avot l’énonce : « Qui est le ‘Hakham (sage) ? C’est celui qui apprend de chaque personne ». Nous devons nous inspirer de diverses approches de service Divin venant d’horizons et de communautés différentes, qui ont développé une façon personnelle de servir Leur Créateur.

Aujourd’hui, la méthode d’étude du Talmud adoptée dans la grande majorité des Yéchivot de toutes tendances (inclues Séfarades) est la lituanienne. L’étude de la ‘Hassidout nous provient de Russie, Pologne, Ukraine ou Hongrie. Celui qui veut apprendre ce qu’est le respect des Sages, des parents, des personnes âgées, de la synagogue, doit se tourner vers les communautés orientales, etc. « De chacun de mes enseignants, je me suis élevé dans la Sagesse », nous enseigne David Hamélèkh dans ses Psaumes (Téhilim 119, 99).

Un vrai Juif est celui qui est capable de surmonter les différences ethniques dues à la Galout (exil) pour acquérir les valeurs éternelles de la Torah, qui se sont dispersées, et que l’on retrouve au sein des différentes communautés juives de par le monde.

Alors, la Torah est-elle Tune ? Oui et non. Oui car le judaïsme tunisien draine une tradition vieille de millénaires, restée presque intacte (à condition bien entendu que cette Tradition corresponde à la Loi), mais non, quand il s’agit de refuser de s’inspirer de juifs d’autres origines et qui sont pourtant porteurs, eux aussi, de grandes richesses.

A ce propos, le Rav Meir Mazouz, la plus grande autorité rabbinique d'origine tunisienne, rapporte régulièrement dans son cours hebdomadaire des enseignements provenant de tous les courants du judaïsme authentique.