Alors que nous commençons à entrevoir la lumière au bout du tunnel, nous ignorons le moment où nous l'atteindrons. Pour le moment, nous restons confinés à la maison, respectant au mieux les règles de distanciation sociale et nous retrouvant dans un rôle et des responsabilités inhabituelles pour un grand nombre d'entre nous. Cette période est hors du commun et pourtant, d'innombrables histoires voient le jour, où des hommes extraordinaires, plutôt que de se concentrer sur eux-mêmes et cette crise colossale, ont choisi d'accomplir des actes de bonté spectaculaires pour les autres.

Ceux qui sont sur la ligne de front risquent leur propre bien-être pour traiter les malades. Ceux qui étaient malades dans le passé, plutôt que d'hiberner pour se rétablir, font don de leur plasma. Certains, en dépit de pertes financières importantes et de difficultés, se sont engagés à continuer à payer leurs employés. Un groupe de 'Hassidim ont livré 1000 tablettes à des patients atteints du coronavirus dans des hôpitaux de New York, afin qu'ils puissent communiquer avec leur famille, interdite de visite. Dans notre communauté, le soir du Séder, une famille a dressé la table et organisé son Séder sous la fenêtre d'un survivant âgé de la Shoah, afin qu'il ne soit pas tout seul. Tout autour de nous, des gens ordinaires font des actes extraordinaires en ce moment.

Dans son dernier article, The Science of Helping out, Tara Parker-Popes écrit : « À une période ou nous vivons un niveau exceptionnel de stress, la science offre un moyen simple et effectif de renforcer notre santé émotionnelle. Pour vous aider, commencez à aider les autres. Une bonne partie de la recherche scientifique sur la résilience – qui est notre faculté à rebondir à partir de l'adversité – a indiqué qu'avoir un but dans la vie, offrir un soutien aux autres, a un impact important sur notre bien-être. »

Ce que la science nous enseigne aujourd'hui, la Torah l'a reconnu pour nous depuis toujours.

« Ne hais point ton frère en ton cœur… Ne te venge ni ne garde rancune aux enfants de ton peuple, mais aime ton prochain comme toi-même : Je suis l'Éternel. »

Ce verset contient l'un des commandements les plus célèbres de toute la Torah, et le Ramban se pose la même question que tout le monde : est-il vraiment possible d'aimer quelqu'un d'autre autant qu'on s'aime soi-même ? Nous avons été conçus et programmés à être naturellement enclins à nous occuper de nous-mêmes, à penser d'abord à nous, et à placer notre bien-être en priorité. Nous nous connaissons mieux que quiconque au monde, et nous nous accordons le bénéfice du doute, nous jugeons favorablement, voyons le meilleur en nous-mêmes, et nous justifions rapidement pour expliquer tout défaut en nous. Pouvons-nous véritablement accéder à ce niveau pour les autres, y compris de simples connaissances, voire même des étrangers ?

Le Ramban explique qu'en vérité, il est impossible d'aimer quelqu'un autant que nous-mêmes, et de ce fait, ce n'est pas vraiment le sens de cette Mitsva. En réalité, dit le Ramban, placer l'amour de l'autre sur le même pied d'égalité que nous-mêmes constitue une violation de la Halakha qui nous demande, dans un conflit entre la possibilité de sauver notre vie ou celle d'un autre, d'accorder la préséance à la nôtre : חייך קודמים. Dans ce cas, quelle est la nature de cette Mitsva et comment l'accomplir ?

Le Ramban affirme que la nature humaine veut que nous souhaitions du bien aux autres, mais qu'en réalité, nous souhaitons qu'ils aient moins que nous. Nous voulons que l'autre gagne bien sa vie et soit heureux…à condition qu'ils gagnent moins bien leur vie que nous. Nous voulons qu'ils aient une belle maison …à condition qu'elle ne soit pas aussi grande que la nôtre ; ou conduisent une belle voiture…à condition qu'elle ne soit pas aussi luxueuse que celle que nous conduisons. Or, la Torah nous demande : « Véahavta Léréékha Kémokha, Aime ton prochain comme toi-même», vous ne pouvez aimer les autres autant que vous-mêmes, mais vous pouvez désirer que les autres aient Kémokha, autant ou plus que vous. Vous pouvez être heureux pour eux.

Né'hama Leibowitz cite un avis selon lequel nous sommes en réalité absolument obligés d'aimer notre prochain Kémokha ; mais il nous faut repenser notre interprétation du terme. Kémokha ne signifie pas d'aimer quelqu'un autant que nous-mêmes. Ce niveau est non seulement impossible, mais nous ne pouvons totalement contrôler ou réguler nos émotions ou combien nous aimons notre prochain. Alors, qu'est-ce que Kamokha et comment réaliser cette Mitsva ? Afin de comprendre réellement ce terme, nous devons chercher son usage dans la Torah. Lorsque Yossef dissimule son identité à ses frères et retient Binyamin en otage, Yéhouda s'avance vers son frère : « De grâce, seigneur! Que ton serviteur fasse entendre une parole aux oreilles de mon seigneur et que ta colère n'éclate pas contre ton serviteur ! Car tu es l'égal de Pharaon. » Ici, Kémokha signifie « semblable à. » Véahavta Léréékha Kémokha ne signifie pas d'aimer son prochain comme soi-même. Cela signifie d'aimer notre prochain. Pourquoi ? Car il ou elle est semblable à vous. Vous possédez tous deux la même étincelle de vie, la même âme divine, vous avez tous deux des forces et des faiblesses, des qualités et des défauts, vous avez tous deux des domaines dont vous pouvez être fiers et d'autres sur lesquels vous êtes tenus de travailler.

Nous ne pouvons aimer les autres, certainement pas tous les autres, autant que nous nous aimons nous-mêmes, mais nous pouvons certainement apprendre à aimer. Pourquoi le devons-nous et de quelle manière ? Kémokha : car si vous supprimez leur type de Kipa différente ou leur absence de Kipa, si vous ignorez leur tenue différente, leur façon d'agir différente, leur manière de penser différente, si vous éliminez leurs particularités et habitudes qui vous mettent hors de vous, vous découvrirez qu'ils sont Kémokha, tout comme vous.

Rabbi Akiva a été témoin de l'échec de milliers de ses élèves à assimiler cette leçon. Ils se sont focalisés sur leurs différences plutôt que de choisir d'embrasser leurs similarités et le résultat : ils n'ont pas réussi à se voir dans l'autre, ni à s'identifier à eux. Ils ont perçu leur compagnon d'étude comme différent d'eux, comme autre, et cela les a poussés au manque de respect l'un envers l'autre. Rabbi Akiva assista à des milliers d'enterrements et prononça des milliers d'oraisons funèbres alors que ses élèves mouraient, victimes d'un fléau. Puis il fit volte-face et enseigna ceci : « Aime ton prochain comme toi-même », c'est un principe clé de la Torah.

Ce n'est pas une coïncidence que ce même Rabbi Akiva soit cité dans les Pirké Avot comme le Rav qui nous enseigne ceci : 'Haviv Adam Chénivra Bétsélem : chaque personne est précieuse, nous nous avons tous été créés à l'image de D.ieu. Connaître et intérioriser ce concept est le secret pour aimer tout le monde.

Nous n'avons peut-être pas la faculté d'aimer les autres autant que nous-mêmes, mais nous pouvons faire bien mieux qu'aimer les autres, en particulier ceux qui sont différents de nous, en nous centrant sur le Kémokha : l'autre, aussi différent qu'il puisse paraître au départ, est en réalité comme nous. Aimer ceux qui sont comme nous en termes de Hachkafa (perspective juive), de Halakha et nos amis proches est merveilleux, mais ce n'est pas un véritable Ahavat Israël. L'Ahavat Israël, l'amour de notre prochain signifie qu'il faut éplucher couche par couche ce qui nous sépare des autres, jusqu'à ce que nous trouvions un terrain d'entente. 

Mais comment exprimer cet amour ? Est-ce qu'aimer notre frère juif signifie qu'on le tolère ?

Rabbi Moché Leib Sassover avait l'usage de dire à ses disciples qu'il avait appris ce que signifiait l'amour de nos frères juifs auprès de deux paysans russes. Un jour, il arriva dans une auberge, où deux paysans russes saouls étaient assis à une table, jouissant jusqu'à la dernière goutte d'une vodka ukrainienne. L'un d'eux s'écria à son ami : «Tu m'aimes ?» L'ami, quelque peu surpris, répondit : « Bien sûr, je t'aime !» « Non, non », insista le premier, « Est-ce que tu m'aimes vraiment, vraiment ?!» L'ami lui répondit : « Bien sûr que je t'aime. Tu es mon meilleur ami !» « Dis-moi, sais-tu ce dont j'ai besoin ? Sais-tu pourquoi je souffre ?» L'ami répondit : « Comment puis-je savoir ce dont tu as besoin, ou pourquoi tu souffres ?» Le premier paysan répondit : « Comment peux-tu prétendre m'aimer alors que tu ne sais pas ce dont j'ai besoin ou pourquoi je souffre ??»

 

Rabbi Moché Leib expliqua à ses 'Hassidim qu'il avait appris de ces deux paysans qu'aimer véritablement signifie qu'on connaît les besoins de l'autre et qu'on ressent leur douleur.

L'amour véritable ne consiste pas à manifester un intérêt de pure forme, ni à se tolérer. Aimer est remarquer qu'un autre homme a passé une journée difficile, c'est ressentir leur douleur, montrer que vous vous intéressez à eux, même si vous les connaissez à peine ou pas du tout.

Les bénédictions du matin sont dites au pluriel : Pokéa'h Ivrim, Malbich Aroumim, etc. Il y a une exception : Chéassa Li Kol Tsarki, merci D.ieu, qui pourvoit à tous mes besoins. Pourquoi cette Brakha est-elle écrite au singulier ?

Le même Rabbi Moché Leib Sassover, qui nous a enseigné ce qu'était aimer notre frère juif, explique que lorsqu'il s'agit de nous-mêmes, nous devons adopter l'attitude que nous possédons tout ce dont nous avons besoin. Nous devons nous sentir heureux et satisfaits. Mais lorsqu'il est question des autres, nous devons tenir le raisonnement suivant : il/elle n'a pas tout ce dont ils besoin. Que leur manque-t-il ? Comment puis-je les aider ? Que puis-je faire pour eux ?

 

Certains, autour de nous, souffrent ou subissent des privations. C'est malheureusement vrai pendant toute l'année, mais encore plus à cette époque de l'année. Si nous prétendons les aimer, nous ne pouvons manquer de le remarquer. Alors que pour beaucoup d'entre nous, le Chabbath est le jour le plus heureux et le plus reposant de la semaine, pour d'autres, il est empli de stress, d'anxiété et de souffrances. Imaginez vivre seul et chaque semaine, à l'approche du Chabbath, redouter de passer 25 heures loin du téléphone, de l'ordinateur, de toute interaction sociale. Alors que les journées se rallongent, imaginez l'idée de passer une longue journée de Chabbath seul. Combien de siestes et de lecture pouvez-vous faire avant de vous sentir seul ? C'est un exemple parmi d'autres de nombreuses personnes et populations que nous prétendons aimer, mais à qui nous ne le montrons pas. Si vous les aimez, vous les contactez pendant la semaine, fixez peut-être un moment pour vérifier comment ils se sentent le Chabbath, conformément aux politiques de distanciation sociale et aux règles en vigueur. Si nous aimons les personnes dont les affaires ou les sources de revenus ont été sérieusement touchées par cette crise, comment pouvons-nous trouver des moyens créatifs et sensibles de les aider, les soutenir, ou simplement leur faire savoir que nous pensons à eux ?

Le Séfer Kavanat Haari nous suggère ce conseil : avant le début de la prière du matin, on récite ce passage : הריני מקבל עלי מצות ואהבת לרעך כמוך

Je m'engage à accepter le commandement positif de : « Aime ton prochain comme toi-même.» En s'appuyant sur l'idée de Rabbi Moché Leib Sassover, nous pouvons le comprendre sous un nouvel éclairage. Avant de nous épancher en prière devant Hachem pour qu'Il pourvoie à tous nos besoins, prenons le temps de réfléchir à notre prochain et à ses besoins. Avant de demander à Hachem d'être présent pour nous, engageons-nous à être présents pour les autres.

Rabbi Efrem Goldberg