La Haftara de cette semaine est extraite du livre des Juges (Choftim). La période des Juges s’ouvre après le départ de Josué. Les enfants d’Israël vivent alors en Erets Israël, à proximité de peuples aux pratiques idolâtres qui vont les détourner du service authentique d’Hachem. Cet égarement spirituel va être à l’origine d’oppressions et de souffrances régulières pour le peuple. Ce dernier va implorer Hachem de les sauver, et le Tout-Puissant enverra alors régulièrement un libérateur qui avait le statut de Juge.

Notre Haftara nous présente les enfants d’Israël en proie aux Amonites qui les persécutent, et c’est là notamment un des points communs avec la Paracha qui évoque, elle aussi, l’oppression imposée aux enfants d’Israël par les peuples voisins.

Face à cette situation terrible, les anciens de Guilad vont trouver Yifta’h, un valeureux chef de guerre qui vivait en dehors d’Erets Israël. En effet, il avait été chassé de la maison familiale par ses demi-frères qui lui reprochaient l’origine extérieure à leur tribu de sa mère.

Mentionnons aussi que la Haftara et la Paracha ont également ceci en commun qu’ils soulignent les conséquences dramatiques du dévoiement de la parole : Moché est puni pour avoir frappé le rocher au lieu de lui avoir parlé, et Yifta’h fait un vœu déraisonnable et irresponsable aux conséquences dramatiques. En cas de victoire, il s’engage à apporter en sacrifice à Hachem, la première chose qui sortira de chez lui, et ce fut sa fille qui sortit l’accueillir en premier… Yifta’h s’obstina à respecter son vœu, même si nous ne savons pas s’il la sacrifia au sens propre ou au sens figuré en lui imposant une vie de dévotion, sans mariage, en retrait du monde matériel.

L’écho de la Haftara

La Haftara de cette semaine est saisissante par l’intensité de son intrigue et de son dénouement. Elle nous transmet un message fort qui ne peut laisser le lecteur indifférent.

Tout d’abord, la personnalité de Yifta’h est complexe et ambivalente. Nous constatons en premier lieu ses grandes qualités morales : il fait preuve d’humilité par rapport à ses frères, il fuit le conflit, la controverse et préfère se réfugier hors d’Erets Israël et renoncer à un certains nombres de précieuses Mitsvot (Téroumot, Maasserot etc.) plutôt que de risquer de croiser ses frères et raviver leur dispute, notamment lors de fêtes de pèlerinage où tout le peuple se retrouvait au Michkan. Yifta’h est ainsi tenu en grand respect parmi nos Sages pour ces qualités d’âme exceptionnelles, il incarne le Tsadik.

Pour autant, notre tradition nous enseigne qu’il a été rejoint par un groupe de personnes qualifiées de « Anachim Rékim », personnes vides, sous-entendu vides de Torah. Yifta’h va rapidement devenir leur chef et remporter de nombreux succès militaires en leur compagnie qui lui vaudront une réputation de chef de guerre prestigieux. Ce questionnement sur l’érudition de Yifta’h et son statut de Talmid ‘Hakham se renforcent lorsqu’on analyse le vœu très imprudent et déraisonnable qu’il a formulé, et qu’il s’est cru obligé de respecter à la lettre.

Est-ce un manque de connaissances halakhiques sur l’interdit absolu des « sacrifices » humains (au sens propre ou figuré) ou sur la procédure d’annulation des vœux qui lui a fait défaut et l’a poussé à cette extrémité dramatique ? Peut-être, mais les Sages nous proposent également une autre piste de réponse qui a une résonance très forte.

Si nous analysons précisément les mots de notre Haftara, nous pouvons constater une gradation dans les termes employés pour évoquer la récompense de Yifta’h, s’il sort victorieux de la guerre. La proposition initiale des anciens de Guilad était de faire de Yifta’h « notre chef », puis ils surenchérissent et lui proposent d’être « le chef de tous les habitants de Guilad », et enfin, Yifta’h pose sa condition : « être le chef en tête du peuple » (« le Roch », « à la tête »).

Cette volonté de Guilad d’être reconnu comme « à la tête »n’est pas répréhensible en soi, car il est vrai que tout dirigeant, tout chef, tire une partie de sa force et de son aura de sa reconnaissance pleine et entière par son peuple. Le plébiscite du peuple porte le dirigeant et lui donne un poids particulier. C’est le cas également pour les leaders spirituels qui sont portés par l’espoir que mettent en eux leurs fidèles. Et, en l’occurrence, Yifta’h souhaitait partir en guerre, fort de ce soutien populaire.

Mais comme toujours, les honneurs, le fameux « Kavod », peuvent rapidement prendre le pas sur le discernement des hommes et sur leur sagesse. Un Midrach nous enseigne que Yifta’h savait pertinemment qu’il pouvait solliciter l’annulation de son vœu et qu’il suffisait qu’il se rende chez le Grand Prêtre, Pin’has, pour l’obtenir. Mais cette démarche était au-delà de ses forces, elle aurait supposé qu’il se place en situation d’infériorité par rapport à Pin’has et cela lui était inconcevable. De même, nous disent nos Sages, Pin’has a renoncé à se présenter devant Yifta’h pour l’aider, car il estimait que ce n’était pas à lui d’entamer cette démarche.

La suite est connue. Ces deux égos qui se font face contribueront à la perte d’une jeune fille et participeront à la mort de Yifta’h dans des conditions très difficiles, et à la perte du Roua’h Hakodech par Pin’has. Nos Sages nous disent même que ce sont des milliers de morts qui seront générés par cet évènement…

Nul homme n’est ainsi à l’abri des forces dévastatrices du Yétser Hara, notamment quand il prend la forme du Kavod. « Les honneurs, la jalousie, et les désirs matériels expulsent l’homme du monde » nous disent nos Sages dans les Pirké Avot, et on ne saurait en trouver un meilleur exemple.

Notre tradition nous met ainsi en garde de manière formelle contre la tentation mortifère du « cursus honorum », de la quête permanente des honneurs qui mène l’homme directement à la perte du sens commun, et parfois à sa propre perte et celle de son entourage, D.ieu nous en préserve.

Prenons un autre exemple bien connu, celui de Yérovam ben Navat, qui fut à l’origine de la scission du royaume de Salomon en deux, entre d’une part son royaume d’Israël avec les dix tribus, et d’autre part le royaume de Yéhouda dirigé par Roboam, le fils de Salomon, avec deux tribus.

Nos Sages nous disent que Yérovam était un Talmid ‘Hakham hors pair, qu’il était le fidèle élève d’A’hya Hachiloni (lui-même élève de Moché Rabbénou), et qu’il avait rédigé plus d’une centaine de commentaires sur le livre Vayikra. Pourtant, lorsqu’il fut confronté à la perspective de se retrouver face à Roboam siégeant dans le Beth Hamikdach alors que lui devrait rester debout lors des fêtes de pèlerinage, il ne supporta pas cette perspective d’écorner son « Kavod », « son honneur ».

Aussi Talmid ‘Hakham fut-il jusqu’à présent, il se métamorphosa et installa des autels concurrents avec « deux veaux d’or » sur son territoire où le peuple devait se rendre en lieu et place du Beth Hamikdach.

Toute sa sagesse, toute son éducation, toute son érudition ne lui permirent pas de vaincre le Yétser Hara du Kavod et il mena son peuple à la perte (Rav Rozenberg). Rappelons que les dix tribus furent exilées et que nous les recherchons encore aujourd’hui.

En nous donnant à méditer cette Haftara, nos Maîtres nous permettent de réfléchir chaque année aux ravages de l’amour propre, de l’orgueil et de l’amour des honneurs.

Concluons sur ce passage du Talmud bien connu, traité Tamid : « Que doit faire l’homme qui souhaite vivre ? Se tuer ! » Et nos Sages de préciser : « Tuer son égo, tuer son orgueil, détruire les forces qui nous donnent l’illusion d’être vivant à travers le regard de l’autre. Celui qui parvient à accomplir cet exercice de détachement peut espérer « vivre » de manière pleine, authentique et vraie, auprès d’Hachem.

N’est-ce pas là également le message de notre Paracha : « Zot ‘Houkat Hatorah, Adam Ki Yamout Béohel » ? Nous pouvons probablement traduire et interpréter ce verset de la manière suivante : « Voici l’enseignement fondamental de la Torah, l’homme doit apprendre à mourir dans la tente, c’est-à-dire à tuer son orgueil grâce aux tentes de la Torah, aux lieux où on étudie et médite les paroles de notre sainte tradition.

Puisse Hachem guider nos pas pour nous préserver des écueils du Kavod, de l’orgueil et nous mener vers les sentiers porteurs d’une vie authentique.