La montée au pouvoir de Yossef en Égypte soulève une question évidente : comment ses frères n’ont-ils pas réalisé que ce sévère vice-roi qui leur rendait la vie si dure n’était autre que leur propre frère, jusqu’à ce qu’il leur révèle son identité ? Plusieurs détails de l’histoire constituaient des indices probants qui auraient dû éveiller leurs soupçons, d’autant qu’en dépit de la barbe qui lui poussa après la vente, nous savons qu’il ressemblait beaucoup à son père, Yaacov. Aussi, quand Chimon tenta d’empêcher les Égyptiens de l’emprisonner, Ménaché, le fils de Yossef fut capable de le maîtriser. Les fils de Yaacov étaient physiquement très forts et quand ils virent la force de Ménaché, ils s’exclamèrent qu’une telle vigueur provenait certainement de la famille de Yaacov. Et pourtant, ils n’ont pas imaginé que l’assistant du vice-roi puisse être un membre de leur famille…

De plus, quand Yossef proposa un repas aux frères, il les plaça par ordre d’âge. En outre, il enjoignit à Binyamin de s’assoir à côté de lui, parce qu’ils étaient tous deux orphelins de mère[1]. Le fait que Yossef soit au courant de ce détail étonna certainement les frères, mais ils ne se dirent pas que le vice-roi pouvait connaître intimement l’histoire de leur famille.

Enfin, le Midrach affirme que Yossef leur dit : « Ne m’avez-vous pas dit que ce frère était mort ? Je vais l’appeler et il va apparaître ». Il dit : « Yossef, fils de Ya'acov, viens à moi, Yossef fils de Ya'acov. » Ils le cherchèrent partout, dans les quatre coins de la pièce. Il leur dit alors : « Je suis Yossef, votre frère. » Immédiatement, leurs âmes les quittèrent et ils ne le crurent pas avant qu’il ne se découvre et leur montre sa Mila.[2]

Ce Midrach est assez surprenant ; le vice-roi dit à ses frères que Yossef est présent et ils ne s’imaginent toujours pas qu’il est lui-même leur frère. Et quand il se dévoile, ils sont tellement choqués que leur âme les quitte !

Les frères étaient des hommes très intelligents, comment toutes ces preuves flagrantes leur sont-elles passées devant les yeux sans qu’ils les prennent en considération ? En réalité, le fait de croire que Yossef était devenu si puissant signifiait que toute leur approche avait été erronée et que tout ce qu’ils s’étaient imaginé durant des années était entièrement faux. Leur haine à l’égard de leur frère était principalement due à ses rêves qu’ils interprétèrent comme une grandeur illusoire. Durant de nombreuses années, ils vécurent avec la profonde conviction que Yossef était un homme vil qui représentait une menace mortelle pour leurs vies et leur futur rôle de tribus d’Israël. Quand Yossef se révéla, il devint évident que ses rêves avaient été prémonitoires, étant donné que les frères s’étaient déjà prosternés à lui.

Les commentateurs proposent d’autres façons d’expliquer pourquoi ils considéraient le meurtre et la vente de Yossef comme justifiés. Le Sforno pense qu’ils le prenaient pour un Rodef (quelqu’un qui veut tuer et qu’il est donc permis de tuer). Ils réunirent donc un Beth Din qui l’accusa et le condamna à mort. Durant les années suivantes, ils n’eurent aucune raison de changer d’avis quant à leurs actions, mais ils regrettaient quand même la peine causée à leur père, qui ne cessait de s’endeuiller. Étant de grands Tsadikim, quand le vice-roi se mit à les traiter durement et à ordonner que l’un d’eux reste prisonnier en attendant qu’ils amènent Binyamin, ils virent tout de suite la main d’Hachem dans leurs souffrances. Ils admirent qu’ils avaient manqué de compassion à l’égard de leur frère qui les avait suppliés de ne pas être vendu.

Par contre, ils restèrent certains que les actions de Yossef et la menace qu’il représentait lui faisaient mériter cette sanction. Ils ne s’imaginèrent donc pas un seul instant qu’il ait pu connaitre un tel succès en Égypte. D’ailleurs, quand ils arrivèrent dans ce pays pour la première fois, ils cherchèrent dans les maisons d’esclaves, parce qu’ils étaient sûrs de l’y trouver. L’idée qu’il ait pu s’élever avec l’aide d’Hachem et devenir vice-roi ne leur a même pas effleuré l’esprit ; le fait que ses rêves puissent s’être concrétisés était bien au-delà de leur imagination.

Ainsi, toutes les preuves au monde n’auraient pas pu modifier leurs conceptions, jusqu’à ce que Yossef se dévoile. Et là, toute leur théorie des dernières années s’effondra, et eux-mêmes s’effondrèrent. Le Midrach affirme que ce qui leur arriva le jour de cette révélation ressemble à ce qui se produira le jour de notre Jugement divin : « Aba Cohen Bardelas dit : "Malheur à nous, le jour du Jugement, malheur à nous, le jour de la réprimande… Yossef était le plus petit des frères et ils ne purent pas supporter son reproche…, alors à plus forte raison quand Hakadoch Baroukh Hou viendra et réprimandera chacun selon ses actes…" »[3]

Pourquoi comparer le reproche de Yossef au Jour du Jugement ? Selon cette explication, le Midrach nous apprend que les gens passent leur vie avec certaines convictions qui justifient leurs choix, mais quand ils devront affronter le Jugement Ultime, ils verront l’éclatante Vérité et réaliseront que leurs vies étaient basées sur des justifications et des raisonnements qui ne peuvent pas tenir debout lors du Jugement céleste, devant la Vérité. C’est ce qui se produisit avec les frères ; ils étaient certains que Yossef les menaçait et que ses rêves étaient insensés, et ceci les empêcha de prendre en compte toute éventualité qu’il soit devenu vice-roi d’Égypte.

Puissions-nous tous prendre leçon de cet épisode saisissant.

 

[1] Rachi, Béréchit 43,33.

[2] Béréchit Raba 93,8.

[3] Béréchit Raba 93,6.