Notre paracha de la semaine, Bechala'h, nous rapporte la sortie d’Égypte, avec, à son apogée, l’ouverture de la mer Rouge. Ce miracle a, dès son avènement, revêtu une importance fondamentale. Preuve en est que, chaque matin, on récite dans notre prière le chant qu’entonna le peuple d’Israël au moment de sa traversée :

« Alors, Moché et les enfants d’Israël chantèrent ce cantique à Hachem et ils dirent : ‘Je veux chanter à Hachem, car Il est souverainement grand, le coursier et son cavalier, Il les a lancés dans la mer’ » (Chémot XV, 1).

A priori, le miracle fut juste un moyen de sauver le peuple juif de la menace égyptienne, pourtant, cet événement constitue la base de notre croyance et le modèle de notre pratique. En effet, le Midrach enseigne que le mot ‘ivri’, qui signifie hébreu, vient de « ever yam », « celui qui a traversé la mer ». Si l’on sait que d’après la Torah, le nom définit l’essence de la chose qu’il désigne, ce nom n’est donc pas fortuit. Quelle est l’attache profonde d’un juif, un ‘ivri’, à l’ouverture de la mer Rouge ?

 

Il faut comprendre tout d’abord que la sortie d’Égypte, bien plus qu’une libération physique, s’apparente à la naissance du peuple d’Israël, comme l’écrit le prophète Yé’hezkel : « Quant à ta naissance, le jour où tu fus enfanté… ».

Or, chaque personne ou chose créée doit forcément avoir un lieu où exister. Quant au peuple juif,  lequel lui a-t-on attribué ? Lorsque D. a créé l’Homme, Il lui a créé également pour résidence la yabacha, la terre. Plus tard dans l’histoire, lors de la sortie d’Égypte, un nouveau peuple est né. D. assigna à ce peuple un nouveau lieu de référence caractérisé par l’ouverture de la mer Rouge. La plupart des Hommes évoluent sur toute la surface naturelle qu’est la Terre sans être pour autant affectés à un endroit représentatif. Le lieu caractéristique du juif, en revanche, défie les règles de la nature. Notre lieu de résidence est un moyen de servir D., adapté à notre mission. Il caractérise notre nature, notre niveau spirituel. L’ouverture de la mer Rouge, en tant qu’événement surnaturel fait référence au rôle spirituel du peuple d’Israël : sublimer le monde naturel.

Pour comprendre le miracle de l’ouverture de la mer, il nous faut analyser le rôle de l’eau dans la création. Le Rav ‘Haïm Vital écrit dans Chaaré Kédoucha au nom du Ari zal queD. créa l’Homme à partir des quatre éléments fondamentaux : l’air, le feu, la terre et l’eau. Ces éléments font référence aux midot, aux traits de caractère d’un être humain : le feu correspondant à la colère et la jalousie ; l’air à la recherche des honneurs ; la terre à la paresse et la tristesse ; enfin, l’eau figure les envies, l’immoralité.

À ce propos, nos sages enseignent : « La jalousie, l’envie et la recherche des honneurs extraient l’Homme de ce monde » (Pirké Avot 4, 28). En effet, ces différents traits de caractère sont à la racine de nos actions. Chacun d’entre nous a un point faible dominant qui trouve sa source parmi ces quatre éléments majeurs, ce qui implique un travail personnel permettant d’arriver à un véritable tikoun hamidot, l’amélioration de nos traits de caractère.

Revenons-en à l’eau. Symbole de la matière, du plaisir pour lui-même, des envies, elle s’apparente à l’Égypte, peuple de l’immoralité par excellence. Le prophète (Yé’hezkel XXIII, 20) va jusqu’à comparer les Égyptiens aux ânes car l’âne en hébreu se dit ‘hamor, qui vient du mot ‘homer, la matière, en rapport avec leur immersion totale dans l’immoralité. Le Maharal (Guevourot Hachem 18)  écrit que l’eau incarne la matière sans forme, ou autrement dit, sans but spirituel. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que l’eau prend la forme du récipient qu’elle remplit, mais qu’elle-même n’a pas de forme physique. L’eau a même la force de briser toutes les barrières, devenant dans certains cas incontrôlable, comme lors de tsunamis par exemple. Et c’est en cela que consiste le cercle vicieux de l’immoralité : renverser toutes les barrières.

Un des exemples les plus terribles du pouvoir de destruction de cette « eau de l’immoralité » est relaté dans la parachat Balak (Chémot XXV).Le peuple de Moav, sous le conseil du prophète des nations Bilam, dévoya ses filles pour faire fauter les hommes du peuple d’Israël. Par ailleurs, le Ari zal enseigne que Moav a pour valeur numérique 49, représentant les 49 portes d’impureté (c’est-à-dire que ce peuple contient tous les niveaux d’impureté qui existent dans le monde). Le Talmud (Sanhédrin 107a) raconte que le peuple de Moav organisa une grande foire. À chaque stand, se tenaient une vieille femme à l’extérieur, et une jeune fille à l’intérieur. Une fois le juif entré, il sympathisait avec la jeune fille qui lui offrait à boire un verre de vin très fort (le vin non-juif n’était pas encore interdit). Puis, une fois séduit et prêt à fauter, la jeune fille lui demandait de servir l’idole de Baal Péor en faisant devant elle  ses besoins !

Comment pouvait-on s’adonner à une pratique à tel point répugnante ? En fait, le but de cette forme d’idolâtrie était justement de faire voler en éclats toutes les barrières morales ; une fois qu’une personne avait laissé une brèche s’opérer en elle en s’adonnant à ce service, elle était capable de tous les actes les plus immoraux au monde, à l’image de l’eau capable de briser toutes les barrières. Et c’est grâce à ce subterfuge que le peuple de Moav parvint à faire tomber une partie du peuple d’Israël, déchéance qui déclencha une terrible épidémie chez les hébreux.

Ce récit peut soulever des interrogations : un des objectifs ici-bas pour l’Homme n’est-il pas d’atteindre le plaisir ? Nous voyons en effet que la première chose que D. ait créée fut l’eau, symbole du plaisir. Le Ram’hal (Messilat Yécharim) écrit que l’Homme a été créé pour le plaisir spirituel, pour jouir d’une proximité avec son Créateur. Tout dépend bien évidemment de l’orientation du plaisir : s’il n’est que pure jouissance primaire sans but spirituel, l’Homme pervertit le but de sa création ; si au contraire, l’Homme se sert du plaisir physique pour atteindre le spirituel, il vise au contraire le but ultime de la création : développer notre proximité avec Hachem. À ce sujet, ce n’est pas un hasard si au début de la création, le monde n’était composé que d’eau :

 « L’esprit de D. planait sur la surface des eaux » (Béréchit I, 2)

Et D. sépara par la suite les eaux d’en haut de celles d’en bas, puis créa la terre. D. décida donc de créer l’Homme entouré d’eau, comme pour le pousser à mettre le plaisir matériel au service du spirituel ; comme pour lui signifier : « regarde autour de toi, c’est là le but que tu dois atteindre ».   

D’un côté, l’eau se confond à la matérialité, d’un autre, elle incarne la Torah. L’eau est la base de toute la création puisque D. ne créa pas seulement l’Homme à partir d’elle, mais Il S’en servit également pour faire pousser la végétation. 

Le Midrach écrit que lors de la traversée de la mer Rouge, les eaux rendirent les hébreux sages. En revanche, on remarque que les Égyptiens ont été, quant à eux, punis par l’eau, noyés. En réalité, le caractère positif ou négatif des effets de l’eau dépend du contenant qui la contient; pour cause, elle est source de malédictions pour les Égyptiens du fait de leur immoralité, mais source de bénédictions pour le peuple d’Israël. En effet, le Maharal explique que l’eau reflète le niveau spirituel des Égyptiens. Ces derniers, remplis de matérialité, de désirs, se noyèrent dans leur propre impureté. Au-delà d’une simple punition, la noyade des Égyptiens fait état de leur niveau spirituel, révélant leur attache matérielle. À l’inverse, le peuple d’Israël réussit à traverser la mer, car il parvint à assouvir la matière au profit du spirituel. Le peuple d’Israël a justement été capable de dépasser la recherche du plaisir pour le plaisir lui-même, et d’acquérir de la sorte la sagesse, d’où l’affirmation « les eaux les ont rendus sages », matérialisée par la traversée de la mer Rouge.

L’Égypte représente donc le summum de la matérialité. Par leur expérience, le peuple d’Israël parvint à sublimer la matière et à l’orienter vers la spiritualité, et grâce à cela, mérita de recevoir la Torah. On comprend dès lors pourquoi Israël naquit en Égypte, la nation la plus immorale de l’époque. Il fallait justement qu’il vive au sein de cette nation, et dirige toutes ses forces physiques vers la sagesse. L’Égypte a voulu nous inculquer le plaisir pour lui-même, mais nous avons su en faire un outil à bon escient ; là est tout le symbole de l’ouverture de la mer Rouge : traverser la matière sans s’y laisser noyer.   

On a désormais une notion claire de la double nature du symbole de l’eau : la matière d’un côté, et de l’autre, la connaissance de la Torah. Ainsi l’écrit le Rambam : « Un Homme doit s’immerger dans Mé Hadaat », « les eaux de la connaissance » pour se purifier (fin du chap. 11, Mikvaot). Autrement dit, on doit investir toute sa vie dans la Torah pour ne pas se laisser submerger par la matière, comme l’ont été en fin de compte les Égyptiens. 

Par ailleurs, le Ramban écrit que la manne est tombée aussitôt après l’ouverture de la mer Rouge. Il nous enseigne que cette nourriture provient du dévoilement divin qui s’opéra au travers de ce miracle. Celui-ci fut d’une grandeur telle que nos sages enseignent qu’une simple servante a vu plus que le prophète Yé’hezkel qui a eu la vision du char céleste. On se nourrit (physiquement mais surtout spirituellement), on vit (notre nom, ivri, est notre essence) et on a reçu la Torah grâce à l’ouverture de la mer Rouge. Comme l’enseignent nos sages, la Torah n’a été donnée qu’à ceux qui se nourrissent de la manne, c’est-à-dire ceux qui utilisent la matière (comme la nourriture par exemple) comme un moyen de servir Hachem.

Or, la manne n’est tombée que grâce au rayonnement de l’ouverture de la mer Rouge, permettant ainsi d’atteindre le niveau spirituel nécessaire pour recevoir la Torah, en sachant comment traverser la matérialité tout en l’orientant vers la spiritualité. C’est pourquoi on s’appelle ivri, hébreu, qui vient de la racine over yam, celui qui traverse la mer. Ce miracle, au-delà d’un simple sauvetage, définit pleinement notre définition ; c’est pourquoi notre nom ‘ivri’, y fait directement allusion.

On peut comprendre du même coup pourquoi Moché fut nommé ainsi. La Torah relate son sauvetage miraculeux lorsque bébé, ses parents le déposèrent dans un panier d’osier sur le Nil. La fille de Pharaon le sauva et le nomma Moché en disant : « Je l’ai tiré des eaux » (Chémot 2,10). Le nom dévoilant l’essence de la personne, quelle est ici la signification profonde de ce nom ? Le Maharal explique que le niveau spirituel de Moché est totalement séparé des eaux, de la matière, le fait que D. pouvait lui parler à n’importe quel moment montre qu’il était dissocié de la matérialité, « car je l’ai tiré des eaux ». La Torah relate ensuite :

« Moché prit sa femme et ses fils, les mit en selle sur l’âne et retourna vers le pays d’Égypte » (Chémot  IV, 20)

Rabbi Eliézer explique que c’est le même âne que chevaucha Avraham, et également celui que chevauchera le roi Machia’h (Pirké de Rabbi Eliézer 31). Le Maharal explique que le point commun qui existe entre ces trois justes réside dans le fait qu’ils dominent totalement la matérialité environnante ; c’est pourquoi ils chevauchent le même âne. 

On retrouve cette idée de domination de l’Homme sur la matière à travers le dévoilement de la fin des temps. Le Talmud (Sanhédrin 92b) enseigne que D. détruira le monde après 6000 ans. Mais alors, où se trouveront les justes si ce monde est détruit ? Le Talmud répond que D. donnera des ailes aux justes pour qu’ils flottent sur les eaux, comme il est écrit : « Aussi ne craindrons-nous rien, dût la terre bouger de sa place, et les montagnes s’abîmer au sein de l’océan » (Téhilim XLVI, 4).L’ère messianique est l’achèvement de la création tout entière, ou l’élévation au plaisir suprême, comme l’explique le Ram’hal. Le juste, c’est celui qui a compris qu’on doit rechercher le plaisir mais dans le but qu’il profite au développement de la Torah en nous. « Ils volent au-dessus des eaux », ils se placent au-dessus de la matière, cela veut réellement dire qu’ils dominent la matière dans ce monde-ci. Mesure pour mesure, celui qui s’efforce de ne pas tomber dans le plaisir pour le plaisir, dénué de tout but spirituel, méritera de voler au-dessus des eaux, et d’atteindre la plénitude spirituelle. Tel est le véritable plaisir qu’un Homme puisse atteindre.

L’Homme est donc bien né sur Terre, mais son but consiste à retourner au-dessus de l’eau. Il rejoint alors l’état initial de la création à l’état exclusif d’eau. On retrouve ici très clairement le concept de l’Homme en tant que microcosme du monde : tout ce qui fut créé pour le monde se retrouve de manière concrète en l’Homme (voir Lumières sur la Paracha, Béréchit p.19). D. créa le monde en six jours dans le but de le parachever par le Chabbat. Parallèlement, le monde fut limité à une existence maximale de 6000 ans (chaque jour correspondant à 1000 ans, voir le Ramban sur Béréchit) dans le but d’atteindre le plaisir spirituel de l’ère messianique, le septième millénaire en correspondance avec le Chabbat de la création.    

Toute notre épreuve est là : quel plaisir recherche-t-on ? Si on est capable de faire de cette course au plaisir une recherche spirituelle, on sera à même de se tenir au-dessus des eaux lors de la fin des temps, et de vivre le septième millénaire. On comprend ainsi pourquoi notre appellation, hébreu, (ivri), fait directement allusion à la traversée de la mer Rouge (éver yam, celui qui traverse la mer). Il dévoile en réalité toute l’essence du peuple d’Israël : dépasser le monde naturel  afin d’atteindre le spirituel…