Au cours du récit de l’esclavage égyptien, on note que la tribu de Lévi fut exemptée de tout asservissement. C’est en réalité ce qui permit à Moché et Aharon d’affronter librement Pharaon et de convaincre le peuple juif d’accepter leur rôle de leader vers la délivrance. Si la tribu de Lévi réussit à être dispensée d’esclavage, c’est grâce à Yossef qui avait instauré une loi, plusieurs siècles auparavant, garantissant la liberté et l’indépendance à tous les « prêtres » – c’est-à-dire aux personnes vouées à la spiritualité. Une question se pose. Pourquoi Pharaon a-t-il permis que cette exemption perdure ? En effet, en tant que dirigeant si puissant et impitoyable, il aurait certainement pu annuler le décret de Yossef…
Rav Yonathan Eibeschitz[1] explique le raisonnement de Pharaon. Grâce à ses astrologues, Pharaon sut que le futur rédempteur du peuple juif serait issu de la tribu de Lévi. Pourtant, au lieu d’asservir les membres de cette tribu et de briser leur esprit, Pharaon prit une décision calculée. Il se dit que si les Léviim étaient épargnés de la souffrance et du labeur de l’esclavage, ils resteraient déconnectés de la douleur et des souffrances du peuple juif et ils ne seraient pas en mesure de compatir. Cela les empêcherait de se soucier suffisamment d’eux et d’être des rédempteurs efficaces. Ils seraient incapables de rallier le peuple à leur cause et de comprendre vraiment sa situation, car ils le considéreraient comme un étranger.
D’ailleurs, le Rav Eibeschitz précise qu’au départ, le peuple juif n’accepta pas Moché comme chef, justement à cause de son éducation privilégiée. C’est le sens du verset : « Mais ils n’écoutèrent pas Moché, à cause de l’impatience de l’esprit (Kotser Roua’h) et du dur labeur. »[2] Ils ne purent pas écouter Moché, parce qu’ils avaient connu la difficulté et la souffrance, contrairement à ce dernier. Moché grandit en tant qu’homme libre, il vécut dans le palais et ils ne furent pas prêts à l’écouter ou à le laisser devenir rédempteur !
Que ce soit parce qu’il était Lévi ou parce qu’il avait grandi dans le confort, Pharaon et – Léhavdil – la nation juive, avaient de bonnes raisons de ne pouvoir considérer Moché comme un leader efficace, avec un niveau suffisant d’empathie et de sollicitude. Il semble même que si Moché n’avait pas fait d’effort concret pour développer sa qualité d’empathie, il aurait effectivement été incapable de diriger le peuple juif.
Dans la Parachat Chémot, la Torah affirme : « Moché grandit, sortit vers ses frères, il vit leur fardeau… »[3] Rachi explique qu’il « plaça ses yeux et son cœur » pour ressentir leur douleur. Moché n’eut pas simplement un sentiment automatique d’empathie vis-à-vis de ses compatriotes juifs, mais il fit un effort actif pour voir leur souffrance, pour constater la difficulté de leur situation. Cela lui permit de développer la qualité de Nossé Béol (empathie) qui fut essentielle pour finalement gagner la confiance du peuple et être un leader efficace.[4]
Moché alla au-delà de son éducation privilégiée et fit des efforts pour compatir avec ses frères. La Torah atteste d’ailleurs que lorsqu’il était jeune homme, « il sortit vers ses frères et vit leur fardeau ». Le Saba de Kelm souligne la nature délibérée des actions de Moché : il ne s’est pas contenté d’observer passivement leur souffrance, mais a activement placé ses yeux et son attention devant leur douleur. Il ressentit leur angoisse comme si c’était la sienne, forgeant un lien profond avec son peuple, malgré les circonstances différentes.
Pour être un leader, il ne suffit pas de ressentir la douleur du peuple, il faut agir en conséquence. C’est exactement ce que fit Moché lorsqu’il vit un Égyptien battre un Juif. Il risqua sa vie pour sauver le Juif et tuer l’Égyptien. De plus, à son arrivée à Midyan, il vint à la rescousse des filles de Yitro, parce qu’il ne pouvait pas accepter l’oppression de personnes innocentes.
Ce type d’empathie désintéressée était totalement étranger à Pharaon. Ce dernier ne se souciait que de lui-même et aucunement de la grande souffrance qu’il infligeait à son propre peuple en refusant obstinément de libérer le peuple juif. D’ailleurs, quand la Torah raconte la première plaie (le sang), elle précise que « Pharaon endurcit son cœur et il ne les écouta pas [Moché et Aharon] ». Ensuite, dès le verset suivant, elle affirme : « Pharaon se retourna, il s’en retourna chez lui, et il n’y prêta pas attention. »[5] Que signifie cette dernière précision qui semble redondante ? D’après le Natsiv, le deuxième verset nous apprend que Pharaon resta également insensible à la douleur de son peuple qui souffrait de cette plaie et qu’il ne chercha aucun moyen de le soulager.
Poussé par l’égoïsme et la soif de pouvoir, Pharaon ne pouvait pas comprendre un dirigeant comme Moché, qui fut prêt à se rendre vulnérable et à partager la souffrance des autres. Pharaon projeta son propre caractère sur Moché, supposant qu’il resterait détaché et indifférent à la souffrance qu’il n’avait pas éprouvée. Ce fut une erreur de sa part, puisque Moché se travailla pour développer sa compassion et son empathie et il devint ainsi le plus grand chef du peuple juif.
Puissions-nous tous mériter d’imiter les efforts de Moché pour développer la qualité fondamentale qu’est l’empathie.
[1] Rapporté par Rav Issakhar Frand.
[2] Chémot 6,9.
[3] Chémot 2,11.
[4] Voir Daat ’Hokhma Oumoussar, ’Helek 1, Maamar 11-12, au nom du Saba de Kelm.
[5] Chémot 7,22-23.