La Paracha Yitro représente naturellement une étape décisive et fondamentale dans la constitution du peuple juif. En effet, le don de la Torah auquel nous assistons constitue l’aboutissement du processus de libération de l’esclavage égyptien.

Comme chacun le sait, la liberté tel qu’elle est vécue dans le judaïsme ne se résume pas à une licence de pouvoir faire ce que l’on veut et d’être le seul maître de sa vie. En effet, notre tradition se méfie des passions du corps et des pulsions délétères qui peuvent s’introduire dans le cœur de l’homme et le mener sur des sentiers dangereux.

La finalité de la sortie d’Egypte résidait dans le don de la Torah, et dans l’acceptation par le peuple de tous les commandements divins, seuls garants de l’épanouissement de l’homme et de sa véritable liberté. A propos des commandements, nos Sages nous enseignent : « Al Tikré ‘Harout Al Halou’hot Ela ‘Hérout - Ne lis pas [que les commandements sont] « Harout - gravés » sur les tables, mais lis-y plutôt « ‘Hérout - liberté ! »

Les commandements de la Torah ont en effet vocation à libérer l’homme des mauvais instincts qui peuvent naitre naturellement en lui, en raison de sa dimension « matérielle - corporelle », et en l’absence d’une orientation spirituelle seule susceptible de les contrebalancer. Mais précisons d’emblée que le corps et la matérialité ne sont pas disqualifiés pour autant dans notre tradition, ils sont au contraire de précieux cadeaux que le Créateur du monde nous a confiés et qu’il convient de chérir et de sanctifier, en les mettant précisément au service de la spiritualité.

Les Sages du Talmud nous enseignent ainsi que D.ieu a créé la Torah précisément pour faire échec aux tentatives incessantes du Yétser Hara - mauvais penchant de faire fauter l’homme et d’empêcher son épanouissement : « J’ai créé le Yétser Hara et j’ai créé la Torah comme antidote » (traité Kiddouchine, 30a)

Notre Paracha nous présente donc les fameux dix commandements qui sont en réalité désignés dans notre tradition comme les « dix paroles - Asséret Hadiberot ». Nos Sages nous proposent plusieurs grilles de lecture de ces commandements et notamment des deux tables qui les contiennent.

Une première analyse consiste à voir dans la première table, les commandements dédiés aux relations entre l’homme et D.ieu (« Ben Adam Lamakom ») alors que ceux de la seconde table sont relatifs aux relations entre l’homme et son prochain (« Ben Adam La’havéro »)

Une seconde analyse possible consiste à voir dans les trois premiers des commandements relatifs à D.ieu, dans les trois suivants des principes relatifs à la notion de « création » (de l’univers ou de l’homme), et dans les trois suivants les fondements de la société (mariage, respect de la propriété privée, justice) (Rav J. Sacks).

Le dernier des dix commandements est toutefois surprenant dans la mesure où il prétend réguler un domaine qui ne relève ni de l’action (adultère, vol, meurtre), ni de la parole (faux témoignage) mais des sentiments : « Tu ne convoiteras pas … »

Or, comment l’homme peut-il contrôler ses émotions, l’envie qui naît spontanément dans son cœur lorsqu’il porte ses yeux sur ce que son prochain possède et qui lui fait défaut ? On peut exiger de l’homme de contrôler ce qui est en son pouvoir, mais comment lui demander de dominer des émotions qu’il ne maîtrise pas ?

Enfin, était-il si important, parmi l’éventail de tous les périls qui menacent l’homme et la société, de placer dans le corpus des lois essentielles la jalousie qui, certes, est répréhensible, mais qui ne représente finalement qu’un sentiment qui peut rester sans lendemain et sans concrétisation matérielle ?

En réalité, la Torah attire notre attention, à l’apogée du décalogue, sur un écueil particulièrement pernicieux qui naît naturellement dans le cœur de l’homme et parasite de manière fondamentale son existence, sa relation aux hommes, et plus grave encore, sa relation à D.ieu.

En effet, l’esprit humain est porté naturellement à la comparaison avec autrui et à regretter de ne pas avoir ce qui lui échappe. Il s’agit là d’une vérité éternelle : l’homme a tendance à valoriser ce qu’il n’a pas et à sous-estimer l’importance de ce qu’il possède. Ce constat est à l’origine de la faute originelle qui a suscité la convoitise du fruit défendu, car il semblait « bon comme nourriture, un délice à la vue et précieux pour l’intelligence ». Tous les arbres étaient permis et un seul était interdit, mais c’était déjà trop, la tentation était trop forte, le manque trop intense pour y résister.

Les sciences cognitives et comportementales ont récemment confirmé une vérité que la Torah avait révélée aux hommes depuis l’origine : ce que l’homme ressent a un impact sur ce qu’il est. En effet, la manière dont nous nous percevons, la confiance que nous avons en nous et dans nos relations aux autres ne sont pas de simples croyances individuelles, elles s’incarnent dans nos paroles, dans nos actes et conditionnent notre capacité à réussir dans de nombreux domaines.

En outre, l’envie et la jalousie sont les principaux moteurs de la violence et de la haine entre les hommes, depuis le meurtre de Caïn qui a tué son frère Hével jusqu’aux analyses récentes du sociologue René Girard sur les ravages de la violence liée au « désir mimétique » des hommes (Rav J. Sacks).

Aussi, la convoitise n’est pas une simple vue de l’esprit, elle contribue non seulement à détruire méthodiquement le psychisme de l’individu mais aussi sa relation aux autres.

Ces éléments seraient suffisants pour justifier l’inscription de ce dixième commandement. Mais il y a plus.

L’envie et la jalousie traduisent une vision complétement erronée de la vie, et de l’économie générale du monde. Tout se passe comme si l’homme considérait comme acquis et « normal » ce dont il dispose, et comme une anomalie « injuste » ce qui lui manque. L’homme pense parfois naïvement qu’il pourrait conserver tout ce qui lui convient dans sa vie, et rajouter simplement d’autres choses qui, selon lui, lui seraient profitables.

Or, seul l’Eternel est susceptible d’appréhender l’ensemble des tenants et aboutissants d’une existence et, au-delà, de l’économie générale du monde et de l’univers. Chaque chose qu’un homme possède, chaque évènement qu’il vit a été précisément mesuré et adapté à ses besoins, et à chaque étape de sa vie. Hachem veille sur chacun d’entre nous de manière individuelle et ne confie aucun de nos destins au hasard de la vie.

A quoi bon alors regarder ce que les autres possèdent ? Cela revient finalement à détourner son attention de son destin et de ce que nous pouvons accomplir de grand dans notre vie. Nous sommes au contraire invités à regarder toutes les richesses que nous possédons et dont Hachem nous a gratifiés, et à nous demander comment les exploiter au mieux pour nous épanouir et servir le Créateur du monde de la meilleure façon.

Une telle disposition d’esprit est de nature à faire jaillir dans le cœur de l’homme un sentiment de gratitude profond car dès lors, il prend conscience des bontés infinies d’Hachem à son égard et il n’a plus qu’un seul mot à la bouche : « Merci ! »

C’est là l’une des clés de la foi juive : la gratitude. La racine même du mot juif « Yéhouda » tire sa racine du remerciement et de la gratitude (Hodaa). Nous commençons la journée par cette petite prière mais ô combien significative : « Modé Ani - Je te remercie ». Avant de parler, avant de marcher, avant même de penser, nous commençons par dire merci à l’Eternel de nous redonner la vie. Et ce mot ne devrait pas quitter nos lèvres toute la journée. En effet, aussi longtemps que l’homme renforce sa gratitude vis-à-vis du Créateur, il ne ressent aucun manque, aucune convoitise, aucune envie. Celles-ci naissent lorsque l’homme commence à se comparer aux autres, fragilisant ainsi, D.ieu nous en préserve, sa relation avec l’Eternel (Rav J. Sacks).

Rappelons-nous cet enseignement de Ben Zoma dans les Pirké Avot : « Qui est heureux ? Celui qui est content de ce qu’il possède ». Le véritable bonheur, faut-il le rappeler, ne réside ni dans l’accumulation des richesses, ni dans le fantasme d’obtenir ce qui nous manque, mais bien au contraire dans la capacité à être conscient de tout ce que nous possédons et à en concevoir une profonde gratitude pour Celui qui nous a tout donné.

Non seulement cela change le regard que nous portons sur la vie et accroit notre bonheur, mais cette disposition d’esprit est de nature à ouvrir de nouveaux horizons tant intérieurs que dans nos relations aux autres, et à nous permettre de voir, avec l’aide d’Hachem, de nombreux miracles et des réussites que l’on ne soupçonnait pas !

 Chabbath Chalom !