Après la sortie d’Egypte, les enfants d’Israël vont gravir progressivement les différentes marches de la « Kedoucha », la « sainteté » pour atteindre le plus haut niveau auquel un homme peut prétendre. Le point le plus élevé de cette ascension spirituelle est atteint probablement avec notre paracha dans laquelle nous assistons à la révélation du Mont Sinai. L’Eternel s’adresse alors directement au peuple.

Cette expérience fondatrice est essentielle dans la foi du peuple Juif qui se transmet de générations en générations. L’homme est désormais le dépositaire de la loi de D.ieu, il a la responsabilité de l’appliquer et de la protéger.

Plus tard, dans le livre du Deutéronome, Moise reviendra sur l’importance du respect de la Torah, notamment car elle permet à l’homme de vivre son humanité de la manière la plus harmonieuse. « Observez-les et pratiquez-les ! Ce sera là votre sagesse et votre intelligence aux yeux des peuples, car lorsqu'ils auront connaissance de toutes ces lois, ils diront: "Elle ne peut être que sage et intelligente, cette grande nation ! » (Deut. 4.6). La Torah, et toutes les mitsvot qui dérivent d’elle, permettent à l’homme d’échapper finalement aux écueils qui menacent la nature humaine. Aussi bien ses prescriptions que ses interdits visent non pas à exercer une police de la pensée et de l’action coercitive mais plutôt à « libérer » l’homme des passions et inclinaisons délétères qui s’invitent naturellement dans son cœur, parfois malgré lui.

Examinons, à cet égard, la dernière des « dix » paroles transmises au peuple au Mont SinaÏ. « Ne convoite pas la maison de ton prochain; Ne convoite pas la femme de ton prochain, son esclave ni sa servante, son bœuf ni son âne, ni rien de ce qui est à ton prochain. » (Exode, 20.13)

Comme nous le voyons, la Torah met en garde l’homme contre la tendance naturelle de l’envie et de la jalousie. En effet, la vie en société pousse naturellement les hommes à la comparaison ; elle les amène ainsi à observer ce que leurs amis ont et à constater ce qui leur fait défaut. Un esprit de comparaison et de compétition nait alors entre les individus qui les pousse à désirer ce qui leur manque et à concevoir de la frustration pour ce qui leur échappe.

La Torah vient précisément dans son dernier commandement « interdire » à l’homme de convoiter ce qui appartient à son prochain. Certes, l’envie et la jalousie ne sont pas de jolis traits de caractère, mais était-il si important de les mentionner après les défauts majeurs du meurtre, du vol, ou de l’adultère ? Peut-on comparer la commission d’actes matériels irréversibles avec un sentiment du cœur ?

Si la Torah opère ce rapprochement, c’est précisément pour nous mettre en garde contre la tentation de minorer l’impact de la jalousie et nous inviter à prendre la mesure des graves dérives auxquelles ils peuvent mener les hommes.

Rappelons, tout d’abord, que l’envie et la jalousie ne peuvent naître que dans le cœur d’un homme insatisfait, qui considère qu’il n’a pas ce qui lui revient ou bien que les ingrédients nécessaires à son bonheur, tel qu’il l’imagine, ou plutôt tel qu’il le « fantasme », lui font défaut.

Nos sages nous mettent en garde contre une telle analyse qui témoigne d’un manque de « émouna », d’un manque de « foi ». En effet, l’homme n’est pas livré à lui-même dans la compétition sociale, tout comme il n’est pas seul face au monde : D.ieu est en permanence à ses côtés, Il l’accompagne et le guide. C’est précisément ce que nous enseignent les premiers commandements donnés au peuple et à Moise : le monde a été créé par D.ieu Qui intervient directement dans la vie des hommes.

Par ailleurs, l’homme n’a qu’une connaissance limitée du monde, tout comme il a une connaissance limitée de la vie de ses amis, et du bonheur qu’il leur prête. Chaque vie est particulière, et c’est une grande illusion que de croire que l’on peut modifier un paramètre de sa vie qui ne nous convient pas sans que cela n’impacte tout le reste. L’homme pense parfois qu’il pourrait conserver tout ce ui lui convient dans sa vie et ajouter en plus d’autres éléments qu’il désire.

A ce sujet, nos Sages nous disent que si l’homme devenait tout puissant et qu’il lui était offert la possibilité de choisir librement la vie qu’il souhaite avoir, mesurant les conséquences de chaque chose sur le long terme, il choisirait exactement la même vie qu’il mène à l’instant présent. Tout est calculé sur mesure pour donner à l’homme précisément ce dont il a besoin à chaque étape de se vie.

Aussi, à l’opposé de l’envie et la jalousie, l’homme doit s’efforcer de développer dans son cœur la vertu de la gratitude. Il s’agit d’une qualité essentielle qui consiste à savoir remercier pour les bienfaits que nous recevons. La gratitude a ceci de spécifique qu’elle prolonge le bienfait originel en lui donnant un avenir, en l’inscrivant dans la durée. La bonté dont j’ai été l’objet ne va pas s’évanouir, elle va se transformer en amour, joie et reconnaissance de ma part. Elle ne sera pas un épiphénomène de ma vie, mais elle va enrichir ma relation à autrui, la densifier, me rapprocher de lui. Rien ne sera comme avant, pourrait-on dire.

Inversement, l’ingrat est incapable de cet élan vers autrui car son égoisme le ramène en toute circonstance vers sa propre personne. Est-on gentil avec lui ? C’est normal, pense-t-il, il le mérite bien ! Il ne parvient pas à dépasser la stade centripète de l’enfance (centré vers soi-même) pour atteindre le stade centrifuge (ouvert vers le monde) qui est supposé caractérisé l’âge adulte. « L’orgueil ne veut pas devoir et l’amour-propre ne veut pas payer » résumait ainsi La Rochefoucauld dans ses fameuses Maximes.

Le judaïsme invite à l’homme au contraire à développer dans son cœur la gratitude, la capacité à reconnaître, se réjouir, et remercier pour les bienfaits dont on le gratifie. Cette vertu est si fondamentale qu’elle est gravée dans l’étymologie du mot « Juif » ou « Yehoudi » (de la racine « hodaa » « être reconnaissant »).  C’est ainsi que le matin, le premier mot que l’homme doit prononcer est « Merci » « Modé Ani », l’homme est invité à remercier l’Eternel de lui redonner la vie.

La gratitude constitue une disposition d’esprit qui permet à l’homme de valoriser ce qu’il reçoit, ce qu’on lui donne, et ce qu’il possède. Un écueil courant de la nature humaine consiste, au contraire, à valoriser ce qui nous fait défaut, et sous-estimer, si ce n’est ignorer, ce que l’on possède. Or, en étant capable de remercier les hommes mais aussi et surtout D.ieu pour tout ce que nous possédons et les bienfaits qui jalonnent notre vie, nous ressentons naturellement une joie naître en nous, une volonté de faire le bien à notre tour et de nous rapprocher encore plus de D.ieu.

Voilà pourquoi, il était important d’inscrire d’emblée dans les « 10 paroles / commandements » l’impératif de ne pas convoiter ce qui revient à autrui. Certes, la convoitise ne relève à l’origine que d’un sentiment ou d’une pensée, mais celle-ci pourrait rapidement se transformer en paroles, et les paroles en actes. Depuis le livre de Béréchit, nous sommes instruits des conséquences dramatiques du désir de l’interdit (la faute originelle), ou encore de la jalousie (meurtre d’Abel par Cain).

A travers la convoitise, l’homme prend finalement le risque de passer à côté de sa vie. Alors que l’Eternel lui a donné exactement ce dont il avait besoin pour se construire et déployer les trésors de son âme, l’ingrat ferme les yeux sur ce qu’il a et braque une lumière crue sur ce qui lui manque. Il importe donc de méditer profondément cette Maxime de nos Pères « Qui est riche ? Celui qui est content de ce qu’il possède ». La richesse authentique ne se mesure pas quantitativement, mais qualitativement. L’homme est riche non pas quand il possède beaucoup, mais plutôt lorsqu’il n’aspire à rien d’autre que ce qu’il a déjà. Cela ne veut pas dire que l’homme ne doit pas avoir d’ambition pour l’avenir, mais cela signifie simplement que le moteur de son ascension de ne doit pas être la frustration ou la compétition avec autrui, mais la volonté positive d’approfondir son potentiel et permettre à son être de s’exprimer encore davantage.

La gratitude est ainsi une vertu fondamentale qui s’attache au bien et au bon, elle permet de rehausser la saveur de la vie.  Elle apaise l’esprit, décille les yeux, stimule le cœur et nourrit l’âme. Elle inscrit dans la durée des bonheurs qui pourraient être éphémères, elle les sauve de l’oubli et leur offre l’éternité. Elle chasse la jalousie du cœur de l’homme, elle le rapproche de son prochain et le lie encore plus fortement à l’Eternel.