Parmi les premiers thèmes évoqués par la paracha de Behar, figure le principe de la « shemita ». Ce terme désigne la mitsva de compter des cycles de sept années durant lesquelles les hommes peuvent exploiter la terre à leur profit durant six années, puis ils doivent la laisser en jachère la septième année. De même, cette année-là se caractérisait par la rémission des dettes contractées par les hommes ainsi que la libération des esclaves.

Nos Sages voient dans ce principe une forme de remise à plat de toutes les inégalités sociales que la vie économique peut générer. Tous les sept ans, les compteurs sont remis à zéro, les esclaves recouvrent la liberté, les personnes endettées peuvent connaître un nouveau départ, et tout le monde peut librement accéder aux richesses que la terre produit.

Durant cette année-là, l’homme était invité à mettre un terme à sa volonté de maîtrise de la nature, et à relativiser son sentiment de contrôle de sa vie économique. Il allait devoir vivre une année sans exploiter sa terre, en laissant ses contemporains profiter librement de ses champs, et finalement, s’en remettre au Maître du monde pour lui assurer sa subsistance. Il s’agissait d’une grande épreuve de « émouna », de   «foi » dans la toute-puissance de l’Eternel qui allait ainsi donner durant la sixième année une récolte suffisante pour se nourrir cette sixième année, puis la septième année, et enfin la huitième année, le temps de démarrer à nouveau les cultures et de récolter les premiers fruits de ce travail.

C’est ainsi que la Torah écrit les versets suivants : « Que si vous dites: "Qu'aurons-nous à manger la septième année, puisque nous ne pouvons ni semer, ni rentrer nos récoltes?" Je vous octroierai ma bénédiction dans la sixième année, tellement qu'elle produira la récolte de trois années; et quand vous sèmerez la huitième année, vous vivrez sur la récolte antérieure: jusqu'à la neuvième année, jusqu'à ce que s'effectue sa récolte, vous vivrez sur l'ancienne. Nulle terre ne sera aliénée irrévocablement, car la terre est à Moi, car vous n'êtes que des étrangers domiciliés chez Moi. » (Lévitique 25, 20-23)

L’année de Shemita a ceci de particulier qu’elle fait vivre aux hommes concrètement une situation qu’ils prétendent comprendre intellectuellement : la dépendance à l’égard de D.ieu et le caractère provisoire et artificiel des sentiments de propriété matérielle. La terre n’appartient pas à l’homme, tout comme la richesse et la réussite matérielle qu’il connaît durant son existence ne sont pas le fait exclusif de son mérite.

« La terre est à Moi » dit l’Eternel dans la Torah, et cette exclamation nous rappelle également cette maxime des Pères qui énonce au nom de Rabbi Elazar de la ville de Bartota « Donne Lui ce qui Lui appartient, car toi et tout ce que tu possèdes êtes à Lui, comme le disait le Roi David « Car tout vient de Toi, et c’est de Ta main que nous tenons ce que nous T’avons donné ».

Toutefois, c’est une chose de le savoir intellectuellement, mais autre chose de le vivre réellement et de percevoir de ses propres yeux cette dépendance radicale de l’homme à l’égard du Boré Haolam, du Créateur du monde. Or, c’est précisément ce que vivait l’ensemble du peuple tous les 7 ans : Hashem leur offrait les moyens de leur subsistance pendant trois années. L’expérience qu’ils vivaient alors les marquait profondément et était incomparable à tout ce qu’ils avaient pu lire, réfléchir ou comprendre dans leur esprit.

De manière générale, la Torah invite les hommes de manière récurrente à prendre conscience que c’est uniquement en vivant les événements, en agissant, et en réalisant des actes que l’homme peut réellement comprendre des notions intellectuelles ou des valeurs morales. C’est le fameux “na’asse ve nishma“nous ferons et nous comprendrons” que les enfants d’Israël ont adressé à l’Eternel, s’engageant ainsi à accomplir les mitsvot et ensuite les comprendre, et, parfois même, accomplir les mitsvot sans les comprendre. 

Et de fait, on ne comprendra jamais mieux l’importance de la mitsva de “Bikour h’olim’ “rendre visite aux malades” qu’après avoir rendu visite à une personne souffrante, tout comme on ne percevra jamais mieux la grandeur du Shabat qu’après avoir observé complètement un Shabat. 

En outre, la compréhension intellectuelle est bien souvent statique, alors que l’expérience est dynamique, elle s’enrichit au fur et à mesure du temps et elle ouvre des horizons inconnus à l’esprit humain “a priori”. Reprenons l’exemple du Shabat. Chaque homme, juif comme non-Juif, peut comprendre l’importance d’observer un jour de repos par semaine. Mais cette compréhension est peu de choses si on la compare à ce que vit l’homme durant son premier Shabat. Et plus encore, cette première expérience ne dit rien de ce que le Shabat aura apporté à l’homme après 10 ans ou 20 ans d’observance. 

Pour une raison mystérieuse, l’homme a bien souvent le sentiment qu’il peut faire le tour d’une question intellectuellement, qu’il peut valider ou non une décision, une attitude par la réflexion et après la mettre en pratique. Il parait même qu’il est plus sage d’agir ainsi : réfléchir avant d’agir, passer toute action au tamis préalable de la raison. 

Il ne s’agit évidemment pas de faire l’éloge de la précipitation et de l’absence de réflexion dans la direction de sa vie. Chacun sait combien notre tradition invite l’homme à faire preuve de “sagesse” et à voir loin lorsqu’il prend des décisions.

Mais il est des mitsvot qui parfois heurtent l’entendement humain et qui ne trouveront de réponses que dans la pratique, en les mettant en oeuvre. A la question légitime de celui qui se demande comment il pourra vivre s’il arrête de travailler la terre durant une année, la seule réponse efficace réside dans l'expérience : constater par lui-même que l’Eternel lui a donné les moyens de se nourrir sans interruption. 

A la question “Qui est l’homme Sage ? “, les maîtres du Talmud apportent la réponse suivante “Celui qui voit le futur” ! (Traité Tamid 32 b). Ce qui est intéressant notamment, c’est le recours au verbe “voir”, alors qu’on aurait pu dire “celui qui médite au futur, qui réfléchit au futur, qui se préoccupe du futur”. En réalité, seul celui qui “voit” le futur, qui en a une perception claire, sensible, émotionnelle comme s’il assistait à la scène, peut comprendre efficacement les enjeux qui se présentent à lui et les décisions qu’il doit prendre.

Voilà pourquoi aussi l’Eternel demande bien souvent aux prophètes de donner à voir au peuple des symboles de ce qui risque d’arriver dans l’avenir afin de marquer leur esprit plus efficacement que de longues prophéties qui s’adressent uniquement à l’esprit de l’homme. 

C’est ainsi que la Haftara associée à la paracha Behar nous présente une situation de la même nature, comme le note le Rav Y. Galinsky. L’Eternel demande au prophète Jérémie d’acheter un terrain à un cousin dans leur domaine familial d’Anatot, puis d’enfouir le titre de propriété afin de le conserver précieusement. Le prophète s’exécute puis demande à l’Eternel quel est le sens de cette demande à la veille de l’exil. Hashem répond alors à Jérémie qu’il s’agit de montrer au peuple que même s’il s’apprête à être exilé, il reviendra en Israël et récupérera son titre de “propriété” sur la terre, à l’image du contrat rédigé par Jérémie et enfoui pour le futur.

Lors de l’année de shemita le peuple percevait avec une acuité incomparable la dépendance de l’homme à l’égard du Maître du monde quant à sa subsistance. Quelles que soient les illusions que pouvaient lui donner les années précédentes où il avait le sentiment de contrôler ses récoltes, l’année de “Shemita” remettait les pendules à l’heure.

La situation que le monde vit depuis l’explosion de cette crise sanitaire était si peu probable que chacun a été saisi de stupeur. Comment est-il possible que le monde s’arrête de vivre normalement ? Comment est-il possible que la vie économique, les échanges internationaux, les usines soient subitement à l’arrêt ? Comment a-t-on pu confiner en même temps une très grande partie de l’humanité ? Qui aurait pu imaginer cela ? Qui aurait pu imaginer qu’un virus invisible ait un tel impact sur les hommes et leur économie ?

Au fur et à mesure que l’économie s’est développée, l’agriculture a été progressivement éclipsée au profit des industries et des services si bien qu’aujourd’hui les leçons d’humilité et le sentiment de dépendance à l’égard de l’Eternel enseignés par la Shemita n’ont que peu d’effet sur les hommes modernes. 

Affranchis des aléas de la nature et du climat, les hommes pensaient réellement comprendre la logique à l’oeuvre dans la vie économique et en maîtriser les cycles. Cette crise nous rappelle avec force qu’il n’en est rien et que tout ce que l’homme bâtit peut être remis en cause d’un instant à l’autre par des éléments invisibles. Ceux qui le comprenaient intellectuellement le constatent avec force, ceux qui l’ignoraient le découvrent.

Cette leçon est profonde car la vie économique a pris de nos jours un ascendant très fort dans la vie des hommes, elle détermine bien souvent les grandes orientations qui président à nos vies, et se hisse consciemment ou inconsciemment au sommet de notre système de valeur. 

Parfois même, les choix économiques qui se présentent à nous entrent en conflit avec des mitsvot, et nous placent face à des dilemmes cornéliens. La crise que nous traversons depuis plusieurs semaines nous rappelle combien notre subsistance continue de dépendre de l’Eternel comme nous l’enseigne notre paracha à travers l’exemple de la Shemita.

Puisse Hashem nous permettre de retrouver une vie économique apaisée, et nous rapprocher de Lui en n’oubliant jamais que tout ce que nous avons c’est Lui qui nous l’a donné ! ¨Puisse l’Eternel apporter une refoua shelema à l‘ensemble des malades d’Israël.