La Paracha de cette semaine nous invite à continuer notre analyse des moments difficiles de la vie des enfants d'Israël dans le désert.

La révolte de Kora'h est restée célèbre dans la mesure où elle incarne l’archétype de la « dispute stérile », qui ne recherche pas la vérité (« Émet »), mais s’attache plutôt à des rivalités de pouvoir et d'honneur parmi les hommes. Korah’ et son assemblée contestent le leadership assumé par Moché Rabbénou et Aharon Hacohen et prétendent eux aussi pouvoir assumer les mêmes responsabilités.

Comme toujours, de tels conflits sont habilement dissimulés derrière des enjeux en apparence plus importants. Ici, Kora'h et son assemblée prétendent agir au nom de leur désir de servir Hachem avec plus d’éclat, directement, sans intermédiaire. En ce sens, ils rappellent qu'ils ont, eux aussi, entendu la voix de D.ieu au Sinaï et, à ce titre, ils soutiennent que la sainteté (« Kédoucha ») ne peut pas être monopolisée par une minorité, car tout le peuple est saint.

"Vous êtes allés trop loin ! Toute la communauté est sainte, chacun d'eux, et le Seigneur est avec eux. Pourquoi donc vous placez-vous au-dessus de l'assemblée de D.ieu ?" (Nombres 16:3)

Afin d’éclairer l’enjeu de cette contestation, le Rav J. Sacks rapporte un célèbre Midrach qui illustre de manière saisissante les enjeux de cet épisode. Kora'h feint d'interroger Moché sur une question Halakhique en lui demandant : « Un Talit entièrement bleu, fait uniquement à partir de fils de Tékhélet (bleu azur), nécessite-t-il également un Tsitsit en Tékhélet ? », ou encore, « Une pièce pleine de livres de Torah a-t-elle besoin d’une Mézouza à son entrée ? ». Moché soutient qu'il faut effectivement ajouter un Tsitsit bleu ou une Mézouza, alors que Kora’h s’oppose à cette idée arguant que si un seul fil bleu suffit habituellement pour accomplir la Mistva (ou bien les quelques versets écrits sur la Mézouza), alors il est superflu d'en ajouter un autre lorsque tout le Talit est déjà bleu (ou que la pièce est déjà pleine de livres de Torah).

Derrière ces questions théoriques avancées par Kora’h, pointe la revendication de fond et la remise en cause du leadership de Moché Rabbénou. En effet, le Talit entièrement bleu et la maison remplie de livres sacrés symbolisent le peuple juif dans sa totalité, qui représente une collectivité déjà sainte, une multiplicité d’individus « Kédochim ». Dès lors, ont-ils besoin d'un leader supplémentaire, d'un porte-parole (symbolisé par le fil bleu supplémentaire du Tsitsit ou la Mézouza) qui serait encore « plus saint » ?

C’est ainsi que Kora'h et son assemblée remettent en question la nécessité d'une hiérarchie, d'une autorité, bref d’un leadership, en arguant que le peuple juif lui-même est déjà empreint de sainteté.

Leur erreur consiste d’une part à attribuer à la qualité de dirigeant une plus grande sainteté alors que ce n’est pas toujours le cas, et d’autre part, à oublier que ce n’est pas Moché qui s’est auto-proclamé comme chef, mais que c’est D.ieu qui l’a désigné à cette place.

C’est précisément le sens de ce propos de Moché à leur endroit : « En vérité, toi et toute ta bande, c'est contre l'Éternel que vous vous êtes ligués ; car Aharon, qu'est-il pour que vous murmuriez contre lui ? ». (Nombres. 16.11)

Si la Torah distingue certaines personnalités et leur confère un statut spécifique de « leader », ce n’est pas pour « soumettre » le peuple, mais, au contraire, pour le servir et préserver la cohésion de l’ensemble de la société, son ordre et son harmonie.

C’est ainsi, observe le Rav Sacks, que contrairement aux autres nations antiques qui prônent une organisation hiérarchique marquée par un chef autoritaire qui domine les masses (à l’image des édifices antiques, comme les pyramides égyptiennes ou les ziggurat de Mésopotamie), la Torah préconise un leadership au service du peuple (à l’image de la Ménora dont la dynamique est une pyramide inversée, large en haut et étroite à sa base). Le leader est avant tout un « serviteur », il a vocation à porter le peuple, à le servir, et non à le « dominer ». C’est ainsi que Moché, le plus grand dirigeant du peuple juif, se caractérisait avant tout par son extrême humilité. "Moché était très humble, plus que quiconque sur la face de la terre" (Nombres 12:3), il est qualifié à de nombreuses reprises de « serviteur de l’Éternel ».

Lorsque la Torah décrit le rôle du Roi, elle insiste particulièrement sur ce point : « Lorsqu'il monte sur le trône de son royaume, il doit écrire pour lui-même, sur un rouleau, une copie de cette loi, tirée de celle des prêtres lévitiques. Il la gardera avec lui et la lira tous les jours de sa vie, afin d'apprendre à révérer le Seigneur son Dieu, à suivre attentivement toutes les paroles de cette loi et de ces décrets, et à ne pas s’enorgueillir à l’égard de ses frères » (Deutéronome. 17:18-20)

Dans le même sens, Maïmonide précise les prérogatives du roi d’Israël en ces termes :

« De même que la Torah lui a accordé un grand honneur et a obligé tout le monde à le respecter, de même elle lui a ordonné d'être humble et d'avoir le cœur vide, comme il est dit : "Mon cœur est un vide au-dedans de moi" (Pa. 109:22). Il ne doit pas non plus traiter Israël avec une arrogance démesurée, comme il est dit : "Il ne doit pas se considérer comme meilleur que ses semblables" (Deutéronome. 17:20).

Il doit être bienveillant et miséricordieux envers les petits et les grands, s'impliquant dans leur bien et leur bien-être. Il doit protéger l'honneur des personnes les plus humbles. » (Hilkhot Mélachim 2.6, rapporté par Rav J. Sacks).

Ce qui est vrai du roi, est vrai également pour tous ceux qui prétendent agir en tant que « leader » et incarner une fonction de dirigeant. Ainsi, Maïmonide met en garde contre l’ivresse du pouvoir et la tentation de se considérer supérieur à ses frères. Il précise ainsi que, parmi ceux qui n'ont pas de part dans le monde à venir, figure celui qui « impose une crainte excessive à la communauté, non pas pour le Ciel ». Une telle personne « règne sur une communauté par la force, de sorte que les gens ont très peur et sont terrifiés par elle », agissant ainsi « pour sa propre gloire et ses intérêts personnels ».

Les maîtres du Talmud rapportent ainsi cette phrase de Rabban Gamliel à l’intention de deux personnes qui avaient décliné son offre d'occuper des postes de direction : « Pensez-vous que je vous donne une position d'honneur ? Je vous donne la chance de servir. » (Horayot 10 a-b).

En réalité, l’ambition de Kora’h a faussé son analyse et l’a amené à projeter sur Moché et Aharon ses propres ambitions.

Il n’avait pas saisi que dans le judaïsme, diriger, c'est avant tout servir.