« Rabbane Gamliel, fils de Rabbi Yéhouda Hanassi dit : "Il est bon de concilier l’étude de la Torah avec le Dérekh Erets, car leurs efforts associés occultent [la tentation de] la faute ; et toute étude de la Torah qui n’est pas accompagnée d’un travail est vouée à la perte et entraîne la faute." »

La Torah et les traits de caractère

Nous avons jusque-là débattu de l'interprétation la plus courante de cette partie de la Michna : le Dérekh Erets se réfère à la subsistance. Or, un autre usage fréquent de ce terme désigne le fait d'avoir de bons traits de caractère (Midot). En conséquence, certains commentateurs expliquent que les termes : « il est bon de concilier la Torah avec le Dérekh Erets » nous enseignent qu'il est nécessaire à la fois d'étudier la Torah, et de s'atteler à développer des traits de caractère positifs afin d'éviter de fauter.[1] Il est insuffisant de se concentrer uniquement sur l'étude de la Torah, sans travailler sur ses traits de caractère et de même, il ne suffit pas de faire un travail sur soi sans étudier la Torah.

Traitons d'abord cette question : pourquoi n'est-il pas suffisant de travailler uniquement sur les traits de caractère, et est-il impératif d'étudier également la Torah ? On pourrait se demander, du moins dans le domaine des relations de Ben Adam La'havéro (relations interpersonnelles), pourquoi il est nécessaire d'étudier la Torah afin d'être un homme moral.

La première réponse, évidente, est qu'il faut étudier la Torah afin de connaître les lois relatives à toutes les Mitsvot, y compris les lois régissant les relations de l'homme à son prochain. Le 'Hafets 'Haïm a fait valoir ce point dans son introduction à ses œuvres maîtresses sur le Lachon Hara (médisance) : il a divisé ces ouvrages en deux sections, l'une sur les lois, et l'autre sur la Hachkafa (perspective) développant l'interdit du Lachon Hara. Il explique que l'on doit connaître les deux afin d'être vigilant dans l'emploi de notre langage ; si on ne connaît que la Hachkafa, on peut vouloir faire preuve de vigilance pour éviter le langage interdit, mais sans connaître les lois, on ne saura pas ce qui constitue ou non du langage interdit. En revanche, si on ne connaît que les lois, sans avoir intériorisé une juste perspective, on peut savoir ce qui est interdit, mais sans intérioriser suffisamment la gravité du Lachon Hara et on risque d'avoir des ennuis avec le puissant Yétser Hara qui nous pousse à parler négativement des autres. En conséquence, il est impératif d'étudier les lois relatives aux Mitsvot pour éviter de fauter.

On peut admettre qu'afin de respecter toutes les lois, il faut étudier la Torah, mais croire néanmoins qu'afin d'être un homme 'bon', il n'est pas réellement nécessaire d'étudier la Torah. Il existe deux réponses complémentaires à cette attitude erronée. La première est abordée ci-dessous : l'absence de cet aspect fondamental dans la tentative de devenir une personne morale sans avoir de guide objectif pour y parvenir. Le problème de cette attitude : chaque individu est sujet à sa propre croyance subjective en termes de moralité et d'immoralité et ce qui constitue de 'bons' ou de 'mauvais' traits de caractère. En effet, certaines sociétés avaient des valeurs très différentes de celles épousées par la Torah : pour certains, promouvoir la violence était un bon trait, tandis qu'être clément était perçu comme une faiblesse. Et même si un individu adopte des traits que la Torah considère comme positifs, il existe toujours l'écueil dicté par une situation où l'individu choisira à sa guise de redéfinir son interprétation de la moralité afin de calmer ses désirs.

On en trouve l'illustration dans ce débat étonnant qui eut lieu après la montée au pouvoir des Nazis, que leur nom soit effacé, en Allemagne, plusieurs années avant le début de la Shoah. Les rabbins discutaient de la gravité de la menace, et certains argumentaient que l'Allemagne était connue pour être un leader en éthique et en philosophie, donc il ne fallait pas craindre que les Nazis conduisent l'Allemagne à réaliser des actes cruels. Rav El'hanan Wasserman s'opposa fortement à cette vision des choses, et cita une explication lumineuse du Malbim pour faire valoir son point de vue.[2] Lorsqu'Avraham Avinou, pour échapper à la famine en Erets Israël, se rendit en Philistine, il annonça aux Philistins que Sarah était sa sœur. Il redoutait en effet que s'ils apprenaient qu'elle était son épouse, ils le tueraient pour s'emparer de Sarah. Avimélekh, le roi des Philistins, prit Sarah, mais souffrit grandement. Il réalisa ensuite que Sarah était l'épouse d'Avraham, et courroucé, il affronta Avraham et lui demanda pourquoi il pensait que les Philistins le tueraient s'ils savaient que Sarah était son épouse. D'après le Malbim, Avimélekh arguait que son pays connaissait parfaitement l'éthique et les valeurs, et qu'ils ne commettraient pas quelque chose d'aussi haineux qu'un meurtre. Avraham répondit : « C'est que je pensais : ‘Pour peu que la crainte de D.ieu ne règne pas dans ce pays, ils me tueront à cause de ma femme. »[3] Le Malbim développe la réponse d'Avraham : il affirmait que même si un pays agit de manière éthique et connaît bien la philosophie, si leurs actions ne sont pas fondées sur la crainte de D.ieu, dès qu'ils sont submergés par une envie, ils peuvent facilement rationnaliser leur croyance qui justifie d'entreprendre des actions haineuses, y compris des meurtres. Lorsque la conduite d'un homme est ancrée dans la crainte de D.ieu, il ne peut utiliser son propre intellect pour justifier ses actions, car il est dirigé par la Torah qui lui indique ce qui est éthique ou non.

Rav Wasserman affirmait que le même phénomène s'appliquait aux Allemands : c'était une grande nation éthique, mais qui ne s'appuyait pas sur la crainte de D.ieu ; ils pouvaient facilement fléchir leurs croyances pour justifier tout ce qu'ils voulaient réaliser, y compris massacrer des millions de Juifs. Ils pouvaient avancer que les Juifs sont pires que les animaux, et le fait de les tuer ne constitue pas un meurtre. C'est un exemple extrême, mais de cette façon, le message passe : on ne peut être sûr d'être fidèle à ses valeurs qu'en suivants les lois de la Torah et non sa propre conception, sujette aux rationalisations. C'est l'une des raisons pour lesquelles il est nécessaire d'étudier la Torah afin d'acquérir le Dérekh Erets.

 

[1] Voir Tiféret Israël, Avot 2:1 ; Ya'hin, Os. 13-14, Méiri, ibid.

[2] Malbim, Béréchit, 20:9-11.

[3] Béréchit 20:11.