Rabbi Yéhochoua dit : « Le 'Ayin Hara' (mauvais œil), le Yétser Hara' (mauvais penchant) et la Sinat Habriot (haine des créatures) expulsent l’homme du monde. »

QUESTIONS

  1. Qu'est-ce que la Sinat Habriot signifie ?
  2. Comment expulse-t-elle l'homme du monde ?
  3. Qui est expulsé du monde : celui qui hait ou la personne haïe ?

Le troisième élément mentionné par Rabbi Yéhochoua, et qui expulse l'homme de ce monde, est la Sinat Habriot. On peut comprendre cette expression de deux manières : l'une est que la personne qui hait est expulsée de ce monde, en raison de sa haine. Seconde interprétation : la victime de la haine est expulsée de ce monde, sujette à la haine d'un homme, ce qui peut s'avérer très préjudiciable. Ajoutons que la haine peut causer du tort également à d'autres personnes. En vérité, toutes ces interprétations peuvent être valables en même temps.

Nous en trouvons un exemple avec l'infâme épisode d'Amnon et Avchalom. Amnon commit une terrible faute envers la sœur d'Avchalom, Tamar.[1] Avchalom se retint de réprimander Amnon, et n'aborda même pas ce sujet avec lui, mais deux ans plus tard, il le fit brutalement assassiner. Les conséquences de cet épisode furent tragiques et conduisirent indirectement à la révolte d'Avchalom contre son père, le roi David, qui déboucha sur un grand carnage et sur la mort d'Avchalom lui-même. Nous voyons comment la haine d'Avchalom envers Amnon détruisit Amnon[2] et Avchalom, et causa du tort à de nombreuses autres personnes.

Comment éviter une telle haine féroce ? La Torah donne la réponse à cette question. Elle dit : « Ne hais point ton frère dans ton cœur, reprends ton prochain… »[3] Le Ramban[4] explique que la Torah interdit spécifiquement de détester quelqu'un dans son for intérieur, car la haine s'envenime. Au lieu de cela, poursuit le verset, il faut parler à notre prochain en lui expliquant de manière respectueuse le tort qu'il nous a fait et en tentant de résoudre le problème.

Le Rambam[5] suit le même raisonnement, citant le récit d'Avchalom comme exemple d'une conduite indésirable dans une telle situation. Il va jusqu'à dire que la haine éprouvée au fond de soi est le pire genre de haine. En effet, elle peut s'envenimer et s'exprimer sous une forme plus violente, comme dans le cas d'Avchalom.

Certains pourraient penser qu'une haine aussi profonde ne le concerne pas. Or, si l'on pousse l'analyse plus loin, on constate que le terme Sina a un sens plus large. Selon un concept bien connu, la première fois qu'un terme est mentionné dans la Torah représente son essence. Quand le terme Sina apparait-il pour la première fois dans la Torah ? Dans la Paracha de Vayétsé, après le mariage de Ya'acov Avinou avec Ra'hel et Léa, la Torah nous dit : « Hachem vit que Léa était Sénoua (littéralement : dédaignée).»[6] Les commentateurs ont beaucoup de mal à comprendre que Ya'acov détestait réellement Léa. En conséquence, le Ramban explique que lorsqu'un homme a deux épouses, celle qu'il aime moins est décrite comme Sénoua – il ne la haït pas, mais l'aime moins que sa préférée. De ce fait, dit le Ramban, Ya'acov ne haïssait pas Léa, mais son amour pour elle était limité. De ce fait, nous comprenons que le terme Sina ne signifie pas forcément une haine active, mais il peut indiquer un manque d'amour et d'attention. Donc, la Sinat Habriot décrite ici peut même inclure une forme d'apathie envers autrui.

De même, lorsque nos Sages affirment que le second Beth Hamikdach fut détruit en raison de la Sinat 'Hinam, il ne s'agit pas uniquement d'une haine virulente, mais cela peut inclure l'apathie et le manque de préoccupation à l'égard d'autrui. Cet aspect est mis en exergue dans le récit de Kamtsa et bar Kamtsa. La Guémara nous relate que Jérusalem fut détruite en conséquence de l'histoire de Kamtsa et bar Kamtsa. Un homme anonyme était un ennemi juré de Bar Kamtsa, mais était ami de Kamtsa. Il envoya son serviteur inviter Kamtsa à un banquet, mais celui-ci invita par mégarde Bar Kamtsa. Lorsque Bar Kamtsa se présenta au banquet, l'hôte, furieux, lui demanda de quitter les lieux. Embarrassé, Bar Kamtsa proposa de payer son repas afin d'être autorisé à rester. Son offre se heurta à un refus, et il proposa alors de payer la moitié de tout le banquet, mais au lieu de cela, on le mit dehors. Plusieurs Rabbanim participaient au banquet, qui gardèrent le silence tout au long de cet incident désagréable. Indigné par leur passivité, Kamtsa calomnia le peuple juif auprès des autorités romaines, ce qui enclencha le début des événements qui débouchèrent sur la destruction.[7]

Le Iyoun Yaacov s'interroge : pourquoi Kamtsa est-il en partie accusé de ces événements, alors qu'il ne fit absolument rien pendant tout ce récit ?[8] Le Ben Ich 'Haï répond en suggérant que Kamtsa était en réalité présent au banquet et vit comment Bar Kamtsa fut traité. Il aurait pu éviter ce qui s'est passé en expliquant le malentendu des invitations. Un principe veut que si quelqu'un peut protester contre une injustice, mais s'en abstient, il est considéré comme s'il l'avait commise lui-même. Le Ben Ich 'Haï continue en expliquant que cette réponse est encore plus convaincante selon le Maharcha[9], selon lequel Bar Kamtsa était le fils de Kamtsa. De ce fait, Kamtsa était certainement au courant de la dispute entre son fils et son ami, mais ne fit rien pour rétablir la paix entre eux. En raison de sa passivité, Kamtsa est tenu en partie responsable de la destruction.[10]

De surcroît, les rabbins semblent aussi tenus en partie responsables du déroulement des événements, pour n'avoir rien fait pour éviter l'humiliation de Bar Kamtsa. Donc, on relève un thème commun dans cette histoire : l'inaction et l'apathie engendrèrent des conséquences désastreuses. Si l'une des personnes présentes avait fait l'effort de protester contre ces injustices, le Beth Hamikdach n'aurait peut-être pas été détruit. Leur indifférence par rapport aux tragédies autour d'eux déboucha sur leur passivité.

Sous cet angle, il va de soi que l'apathie envers les autres peut également entraîner de nombreuses personnes à être expulsées de ce monde. Puissions-nous mériter non seulement de déloger la haine virulente de notre cœur, mais aussi l'apathie qui peut engendrer de grands torts.

 

[1] Chemouël II, chap.13.

[2] Il va sans dire qu'Amnon n'était pas du tout innocent dans cet épisode, pour avoir gravement fauté envers Tamar.

[3] Vayikra 19,17.

[4] Dans sa seconde explication du verset.

[5] Rambam, Hilkhot Déot 6,6.

[6] Béréchit 29,31.

[7] Guittin 55b.

[8] Iyoun Yaakov sur Guittin 55b.

[9] Maharcha, 'Hidouché Agadot sur Guittin 55b.

[10] Ben Yéhohada sur Guittin 55b.