Chaque semaine, Déborah Malka-Cohen vous plonge au cœur du monde des Yéchivot pour vivre ensemble les intrigues passionnantes de 4 étudiants, sur fond d’assiduité et d’entraide…

Lorsque j’étais enfant, j’avais toujours rêvé de faire partie d’un groupe, d’une bande de copains. Je gardais pour moi ce rêve jamais formulé à voix haute : avoir à mes côtés des personnes de mon entourage sur qui je pouvais compter. Avec l’esprit apaisé que rien ni personne ne viendrait briser ce lien qui nous unirait.

En grandissant, je me suis vite rendu compte qu’il était compliqué de trouver ne serait-ce qu’un seul véritable ami, quelqu’un de stable, de fiable, de durable et non recyclable.

Durant toute mon enfance, et ensuite pendant mon adolescence, j’ai souvent partagé avec des copains des parcelles de mon quotidien. En marchant côte à côte, en faisant des bouts de chemin ensemble. Soit par le biais de la Yéchiva Kétana dans laquelle j’étais inscrit soit par celui de la synagogue où j’allais du temps où je vivais encore avec ma famille. Par ces lieux, et ces nombreux lieux communs, je pensais avoir côtoyé de près la notion de l’amitié… sauf que c’était avant !

Avant eux.

Avant nous.

Avant que je n’appelle ces hommes… mes ‘Havérim.

Cette histoire, ou plutôt notre histoire, va confirmer un fait : des hommes qui n’ont aucun lien de parenté peuvent devenir des frères, en s’aimant, s’entraidant, en se prouvant une loyauté sans borne.

Le mieux est de commencer par le tout début. Le premier jour de mon arrivée à la Yéchiva Beth Eliahou, qui se trouve en plein Jérusalem. 

Après un cursus plutôt classique pour le milieu dans lequel j’évoluais, je souhaitais continuer dans cette direction. J’avais longuement étudié les options qui s’offraient à moi.

Après avoir consulté mon Rav attitré avec qui j’étais en contact constant depuis ma Bar-Mitsva, et plusieurs heures de réflexions personnelles à tout mettre à plat, j’avais choisi d’intégrer la Yéchiva de Beth Eliahou après trois ans déjà passés en Yéchiva Guédola (Yéchiva accueillant des élèves à partir de 17-18 ans). La Yéchiva Beth Eliahou, dont la réputation n’était plus à faire, regroupait les élèves plus âgés du monde des Yéchivot pour le Kibbouts (cours supérieur à la Yéchiva Guédola - à ne pas confondre avec le Kibbouts agricole israélien !).

Avec une pointe d’émotion, je me remémore encore la manière dont le meilleur ami de mon père nous avait raconté pour la première fois à la table de Chabbath l’histoire extraordinaire de ce monde à part où vivaient les Yéchivistes. Son grand-père et le père de celui-ci, et sur plusieurs générations, y avaient étudié tout au long de leur vie. Et cela, quelles que soient les épreuves que notre peuple a subies au cours des derniers siècles.

Une fois accepté là-bas, je pensais y découvrir seulement le fameux secret de ceux qui ont la capacité à rester assis pendant des heures sans bouger, à étudier un texte de Torah ancestrale... même les plus complexes ! Avec pour consigne de ne jamais abandonner jusqu’à leur compréhension totale.

À ma grande surprise, j’y trouvai bien plus !

Un monde totalement à part, où seule l’étude de la Torah comptait, sur fond de Sim’ha (joie). Le tout saupoudré d’entraide et de Ahavat Israël (amour de son prochain) à l’état pur. En recevant de l’amour simple que vous donnez en retour sans compter. Ce qui aura forcément un impact direct sur vos prises de décision.

Avec le recul, je peux affirmer que le fait d’avoir été entouré des bonnes personnes au moment où je vivais l’une des périodes les plus sombres que ma famille n’ait pu traverser jusqu’à ce jour, m’a littéralement sauvé la vie...

Demeurer à la Yéchiva m’a toujours donné la sensation de me sentir chez moi. C’est dans cet état d’esprit que je poussais les portes de la Yéchiva Guédola. C’était mon premier jour dans cette ancestrale institution. C’était aussi ce même jour où j’avais fait la connaissance de Yossef ‘Haïm et Yona Amsellem. Pour David Laloum, dit Le Limier, les choses étaient un peu différentes entre nous. Nous nous étions rencontrés deux ans auparavant. Il avait intégré la Yéchiva où j’avais étudié.

Après un retour vers notre Torah à 360 degrés juste après le bac, David était venu me rejoindre. Hormis son physique atypique, son humour décapant et son parcours inhabituel, il ne laissait personne indifférent à la Yéchiva. Moi, le premier ! Son visage rond, ses cheveux noir corbeau, ses yeux pratiquement transparents et sa taille qui avoisinait les deux mètres de haut et ses pieds taille 48 lui donnaient tout de suite un capital sympathie sans fond.

D’après ce que David m’avait raconté l’an passé, se consacrer nuit et jour à l’étude de la Torah avait été un choix qu’il avait dû imposer à sa famille. À l’inverse de mon cas, car mon éducation avait été diamétralement différente de la sienne. Aussi loin que je m’en souvienne, j’avais toujours baigné dans la soupe Toraïque. Pratiquer la Torah et, de surcroît, l’étudier, a toujours été quelque chose de très naturel chez nous. Même du temps où nous habitions encore en France, et d’autant plus après de notre Alya.

Il m’arrive même d’avoir quelques flash-backs de mon père, lorsque, derrière son pupitre, il enseignait à ses fidèles cette vérité absolue : "La subsistance même du peuple juif passe par l’instruction". Selon lui, chaque juif doit participer d’une manière ou d’une autre à l’apprentissage et à la diffusion de la Torah.

"Être en Yéchiva est le plus gros investissement de votre vie", aimaient bien nous rappeler nos Rabbanim de l’an passé. Surtout Rav Lior, qui continuait sur cette lancée chaque fois qu’il le pouvait : "Si vous êtes ici, c’est que vous êtes assez brillants pour savoir que votre avenir n’est pas fait uniquement d’argent. Le plus gros investissement que vous ferez dans votre vie est la personne que vous épouserez. Pour avoir un mariage, une maison, une famille, vous devez constituer un portefeuille susceptible de vous donner un excellent conjoint et de bâtir une belle famille. Ajoutez ces années de Yéchiva à votre portefeuille, vous gagnerez plusieurs points sur le marché du mariage juif."

En passant, je me nomme Avraham Yéchaya Lévy, oui, comme notre patriarche et le grand ‘Hazon Ich. Je viens d’une famille établie à Bné Brak, que l’on peut qualifier d’orthodoxe. Même si je suis convaincu que les cases et les étiquettes ont pour fonction unique de repère social. Je viens tout juste de fêter mes vingt-deux ans. Je suis l’aîné d’une fratrie de neuf enfants et j’ai toujours eu, aux dires de mes proches et de mes profs, une forte personnalité. En toute objectivité, je ne suis toujours pas convaincu de cette affirmation.

Je découvrais que la plupart de mes confrères avec qui je partageais ma chambre cette année avaient sensiblement le même âge que moi. Excepté Yona, qui semblait être le plus âgé de nous quatre. Par la suite, j’apprendrai qu’il est plus vieux de deux ans. Au moment de la répartition des places dans les chambres, de suite, j’avais su que cet homme pas bien grand en taille, mais incommensurable par sa cordialité, allait être facile à vivre.

Souffrant d’acrophobie, je lui avais demandé si cela ne le dérangeait pas de prendre le lit du haut. Il avait dit oui de suite et avait ajouté :

"Békef. D’ailleurs, comme je vois que tu es nouveau ici, une fois que tu auras déballé toutes tes affaires, je te propose de nous rendre ensemble au Beth Hamidrach (salle d’étude), comme ça, tu ne te perdras pas. Je suis arrivé très tôt ce matin et j’ai pu repérer quelques lieux.

- Je vais venir avec vous, parce que moi j’ai encore du mal à me situer. C’est tellement immense ici. Je suis plus habitué aux structures à taille humaine", avait dit celui qui se nommait Yossef.

Lui, comme Yona, portait des lunettes carrées à la monture toute fine. Il les avait ôtées de son nez pour les nettoyer avec le bas de sa chemise blanche impeccablement repassée.

Il avait choisi le lit en face du mien. Quant à David, que j’avais aperçu un peu plus tôt, il avait pris celui du dessus. Il avait dû s’isoler plus loin, car son père lui avait passé un coup de fil.

Après un repas composé de tomates, concombres et cottage, nous nous étions tous dirigés vers la salle d’étude mise à notre disposition. David nous avait rejoints et avait expliqué à Yona et Yossef (je n’étais pas concerné, car je le savais déjà) le travail qu’il effectuait de temps en temps pour son père en parallèle de ses études. Je me souviens que, même l’année dernière, chaque fois que monsieur Laloum l’appelait, il devait lui répondre dans les plus brefs délais. D’où le surnom qu’on lui avait attribué, "Le Limier", car il était très doué pour déceler une potentielle affaire commerciale.

Monsieur Laloum père était un important promoteur immobilier. Son rêve premier avait été que son fils le rejoigne dans son entreprise. Mais comme ce dernier avait décliné l’offre, cet homme, à qui peu de monde avait répondu par la négative, lui avait proposé un deal :

"Mon fils, je te reverse une petite pension tous les mois si tu arrives à te rendre disponible quelques fois pour le business. D.ieu t’a fait cadeau d’un don et c’est dommage qu’un homme aussi brillant que toi gâche ses talents de négociateur pour s’enfermer dans l’étude. "

Le "dommage" nous avait tous fait tiquer. Pour tout Ba’hour Yéchiva qui se respecte, il était évident que notre présence entre ces murs n’avait rien de "dommage". Au contraire, c’était une grande chance !

Pendant le repas, Yossef n’avait cessé de nous dire qu’il avait hâte de se replonger dans le passage du Talmud qu’il étudiait en ce moment: 

"J’ai passé la moitié de la nuit à essayer de comprendre. J’ai eu beau me retourner le cerveau, je n’ai absolument pas saisi le Ikar (essentiel) du texte. Ça vous dit qu’on en débatte tous ensemble tout à l’heure ? Parce que dans ce Daf (page), Rachi explique..., mais si on reprend la Guémara dans Brakhot, Daf 27a, cela vient contredire ce que Rachi affirme ici, cependant…"

De manière assez impressionnante, Yossef avait débité de tête et d’une traite plusieurs passages en araméen pour les traduire instantanément en français, ce qui nous avait laissés tous abasourdis…

David avait fait très justement remarquer que Yossef avait l’air d’être une encyclopédie vivante :

“Tu as avalé une ampoule de mémoire au petit-déjeuner ou tu as toujours été comme ça ?”

Ne laissant pas Yossef répondre, Yona avait tout de suite rebondi :

“Personnellement, je serais incapable de donner autant de références à une telle vitesse. Mais sinon, mis à part être le Maitre Capello juif, tu viens d’où ?

- Je suis venu en Israël il y a quelques années maintenant. Ma famille habite à Raanana. J’ai deux sœurs et trois frères, dont un, Jacques, le plus grand, qui est à l’armée en ce moment. Vous ne me croirez pas si je vous disais qu’il y a trois ans, j’ai arrêté l’université Bar Ilan en plein milieu de l’année pour me consacrer pleinement à l’étude. Depuis, prenant en compte mon retard, j’ai toujours peur de mal faire. Du coup, il m’arrive, je l’avoue, d’en faire un peu trop. C’est surtout que je suis devenu accro à cette sensation d’ouvrir un livre de Talmud. Au début, on ne saisit pas grand-chose, tout est obstrué, et, petit à petit, avec l’aide de Rabbanim plus expérimentés, on comprend de mieux en mieux. Comme si notre cerveau s’éclairait d’un coup.

- On est tous là pour les mêmes raisons et pour vivre encore et encore ce que tu décris très bien. Ce que j’aime particulièrement dans le fait d’être en Yéchiva, c’est d’avoir la certitude d’être à la bonne place. D’acquérir des outils, un apprentissage et même de la sagesse pour nous aider à surmonter ces obstacles et ces accidents inévitables de la vie, avais-je eu besoin de compléter.

- Exactement ! Je pense pareil que vous. Mais sinon, toi et David, il me semble que vous vous connaissiez déjà, non ? Vous venez d’où ?", avait demandé Yona à nous deux.

C’est David qui avait répondu en premier :

"Avec Avraham, on se connait de la Yéchiva. Pour ma part, je viens de Lyon et cela fait deux ans que je vis en Israël. Et toi ?

- Eh bien, avant de faire mon Alya, je vivais à Paris, mais à la base, je viens de Casablanca, d’où mon petit accent.

- Je t’assure, ce n’est pas ça qui m’interpelle en premier quand je te vois !

- Ah bon ?! C’est mon tour de taille qui fait souvent sensation. (Ai-je précisé que Yona fait une taille 52 ? Non, je ne crois pas.)

- Pas du tout ! Alors, Yona, dis-nous, tu as de la famille ici ?

- Seulement mon oncle, mais qui vit avec trois chiens et deux chats. J’ai dû habiter chez lui pendant un mois avant de venir ici. Autant vous dire que notre chambre c’est un palace à côté. Et toi, Avraham, avant Israël, tu vivais où ?

- On habitait la Courneuve, dans le 93. En venant en Israël, avec ses palmiers, sa chaleur toute l’année, on a découvert le paradis sur terre. Je vais me chercher de l’eau, quelqu’un en veut ?”

Pendant le reste du repas, nous avions pu faire plus ample connaissance. Et c’était tout naturellement qu’ensemble, nous nous étions rendus dans l’une des salles d’étude. Comme d’habitude, la cacophonie régnait. Pour une personne extérieure qui a connu le silence des bibliothèques universitaires, ce brouhaha quasi permanent peut choquer ! Mais pour nous, qui étions habitués à cette manière d’étudier, nous avions conscience qu’elle avait fait ses preuves. L’atmosphère festive qui régnait dans le Beth Hamidrach prouvait que non seulement, la qualité d’apprentissage était dissociable de la concentration (eh oui, contre toute attente, c’est dans le bruit que l’on se concentre le mieux !), mais aussi, que l’on pouvait allier joie et étude !

Je constatais, malgré que ce fût le premier jour, que plusieurs duos s’étaient déjà formés. Chacun était plongé dans son étude pour débattre avec l’autre, dans le seul but d’améliorer la clarté et la connaissance totale du texte. Le côté bénéfique d’étudier à deux ou à plusieurs, c’est la richesse que l’on acquiert des uns et des autres. Cet apprentissage consiste à poser les bonnes questions et à collaborer avec d’autres pour proposer des solutions. Ce flux entre Yéchivistes est, en soi, l’une des plus grandes richesses humaines qu’il m’ait été permis de récolter à ce jour.

Comme je l’avais pressenti, Yossef s’était montré un véritable puits de science. Il était incollable sur bien des sujets. Il était fort agréable d’étudier en sa compagnie, même si le peu d’égo que nous avions en avait pris un sérieux coup de bambou sur la tête !

Vers la fin de l’après-midi, juste avant l’heure d’Arvit (la prière du soir), le Rav de la Yéchiva, Rav Sofer, était désireux de mieux nous connaître. Et moi plus particulièrement. Il m’avait donc convoqué dans son bureau pour un entretien en tête à tête. Effectivement, je n’avais pas eu l’occasion de rencontrer le Roch Yéchiva en personne, car il revenait d’une longue période d’absence. Il avait été très malade et avait consacré plusieurs mois à sa convalescence. Forcé de rester loin des murs de sa Yéchiva, il n’avait pas pu faire passer lui-même les entretiens durant l’été comme il avait l’habitude de le faire avec chacun de ses élèves depuis quatre décennies. Je me réjouissais même de le rencontrer, jusqu’à ce que je me rende compte qu’il en savait bien plus sur moi que moi je n’en savais sur lui. Cela m’avait mis dans une situation assez inconfortable.

Surtout lorsque ses yeux bleu nuit étaient rivés sur mon dossier, et pas n’importe lequel, puisque c’était celui qu’avait rempli l’un de mes anciens professeurs :

“Monsieur Lévy, je suis heureux de vous avoir en face de moi. Il me tardait de connaître ce nouvel élève dont tout le monde ne fait que de me parler.”

Gêné, je souriais et ne disais mot de peur de l’interrompre. C’était un éminent Rav et loin de moi l’idée de lui manquer de respect de quelque forme que ce soit. 

“Si je me base sur les renseignements que j’ai sur vous, votre quotient intellectuel avoisine celui d’un surdoué. Cependant, je constate que vous avez toujours donné priorité à l’étude de la Torah sans envisager un autre cursus.

- C’est exact.

- Je constate. Je constate. Maintenant, racontez-moi un peu votre parcours et quel sentiment évoque notre structure pour vous. Rassurez-vous, ce n’est pas une question piège. C’est ce que je demande à chaque personne qui se trouve dans mon bureau, assise en face de moi.”

C’était on ne peut plus nerveux que je répondais au Rav. Pendant toute la durée de notre entretien, j’avais eu le sentiment que toutes mes réponses avaient été analysées et scannées aux rayons X. Juste avant de prendre congé pour me rendre directement à la synagogue pour prier, j’avais pleinement espéré m’être trompé. Lui, comme les autres, pour le moment, n’avaient pas besoin d’en savoir plus…

A suivre Mercredi prochain...