Il avait tout quitté.
Lui, les boîtes de nuit, la musique lancinante, les plaisirs faciles, les regards égarés dans les rues de Tel Aviv ou ailleurs.
Elle, les pantalons ajustés, les ongles vernis volontairement aguicheurs, les soirées entre copines autour d’une bouteille de vin blanc et la douce ivresse d’une vie sans rigueur.
Tous deux, dans un élan qu’aucune logique ne peut traduire, avaient tout abandonné pour un nouvel horizon, une vie remplie de spiritualité.
La Torah était devenue leur centre et mais aussi le sommet de leurs aspirations.
La Téfila, leur battement de cœur.
Lui se levait à l’aube pour gagner la synagogue avant que le monde ne se réveille.
Il pleurait parfois sur une Michna incomprise, s’émerveillait devant une pensée de Rav Dessler. Elle prenait plaisir à vivre en intimité avec D.ieu dans le murmure des Psaumes qui faisait couler ses larmes dans les gradins vides de la 'Ezrat Nachim (la section des femmes à la synagogue). Tous deux rêvaient de devenir un jour de véritables serviteurs de D.ieu…
Mais voilà que, quelques années plus tard, l’élan s’estompa.
Lui se lève tard, prie souvent seul chez lui, un peu précipitamment, entre deux messages consultés.
Son étude est devenue mécanique, l’âme absente, les mots flottent sans s’imprimer.
Chez elle, le trait de crayon s’épaissit, les vêtements s’adoucissent, les filtres Instagram reprennent leur place, et la lumière dans les yeux s’atténue.
On parle moins de Tsadikim et les grands de la génération sont parfois critiqués pour leurs décisions jugées "agaçantes".
On s’identifie moins à eux.
Ils sont devenus des silhouettes étrangères.
On les regarde de loin, comme on regarde un rêve auquel on a cessé de croire.
Autour, les murmures s’installent :
« Il a baissé. Il a perdu le feu. »
« Elle revient à ses anciens amours… »
Et si c’était l’inverse ?
Et si cette fatigue n’était pas un échec, mais une mue intérieure ?
Et si D.ieu, en vérité, les avait appelés pour se hisser plus haut, plus loin, à un autre degré ?
Le silence comme appel
Rabbi Baroukh Halévi Ashlag, dans ses écrits, décrit ce moment avec une précision redoutable.
Il affirme que, lorsque l’homme commence à servir D.ieu, il est nourri par une lumière spirituelle qui s’offre à lui.
Mais dès lors qu’il entre dans une recherche plus sincère, D.ieu retire cette lumière, pour qu’il apprenne à aimer sans retour, à servir sans récompense, à marcher dans le noir.
Ce retrait, qui peut ressembler à une déchéance, est en réalité un appel vers une forme de service plus haute : celle du Lichma – le désintéressement, soit le plus haut degré du service divin.
C’est un renversement total de logique : c’est même contre-intuitif.
Le cœur est vide, la bouche sèche, l’âme en exil, mais c’est précisément là que commence le service vrai, celui qui ne cherche plus rien pour lui-même.
Le Rambam[1] l’affirme : l’homme est, par nature, tourné vers lui-même.
Agir sans but personnel n’est pas humain — c’est surhumain.
Et c’est pour cela que l’homme, dans cette crise, doit crier vers le Ciel, qu’Il lui donne les forces de continuer à s’élever pas pour acquérir du plaisir dans l’étude, le Chabbath, la Tsni'out (pudeur) mais pour avoir du plaisir à servir D.ieu par amour pur. Ce n’est pas de lumière dont il a besoin, mais de grâce.
Et il y en a qui crient.
Sans mots.
Sans larmes parfois.
Juste un soupir dans une prière hâtive, un silence entre deux versets, un refus têtu de renoncer.
Et ce soupir vaut parfois plus que tous les cris des débuts.
L’illusion de la réussite
Et puis, il y a les autres.
Ceux pour qui tout semble réussir.
Ils grimpent les échelons du monde juif comme d’autres gravissent des carrières civiles.
Ils enchaînent les postes, les discours, les honneurs.
Ils rayonnent en public, multiplient les apparitions et les décisions.
Mais dans le cœur : un vide, souvent tu.
Un D.ieu de façade, instrumentalisé pour nourrir leur égo.
Car on peut servir la Torah et oublier D.ieu.
On peut parler en Son nom et ne plus Lui parler vraiment.
On peut monter en honneur et descendre en vérité.
Et parfois, ce que l’on appelle lumière n’est que la projection de soi dans des habits sacrés.
Le Rav Israël Salanter disait que « le plus grand des Yétser Hara' (penchant au mal) se cache dans les choses les plus saintes ».
Et la Guémara[2] va plus loin encore :
« Pour ceux qui sont dignes, la Torah devient un élixir de vie ; mais pour ceux qui ne le sont pas, elle devient un poison mortel. »
Le Zohar affirme que « D.ieu est proche des cœurs brisés » et « éloigné des orgueilleux ».
Et lorsque l’orgueil vient de la Torah elle-même, il devient la plus haute des chutes.
Il y a donc ceux qui brillent, et ceux qui peinent.
Mais ceux qui peinent — s’ils continuent, s’ils tiennent, s’ils refusent de céder au désespoir — sont peut-être plus proches de D.ieu que ceux qui rayonnent.
La ressemblance avec le Créateur : clef du lien
Pourquoi ce processus ?
Pourquoi D.ieu agit-Il ainsi ?
Parce que, dit le Ram’hal[3], la proximité avec Lui ne passe pas par les mots, ni même par les actions, mais par la ressemblance.
Et Lui est don pur, don absolu.
Il ne reçoit rien, n’a besoin de rien.
Descartes en fait la déduction philosophique dans les Méditations Métaphysiques[4] :
« Dieu étant parfait, ne peut rien vouloir ni faire par besoin, mais seulement par pure bonté. »
Et si nous voulons nous lier à Lui, il nous faut apprendre à donner ainsi.
Sans miroir, sans retour, sans même ressentir la joie d’avoir donné.
Juste donner, parce qu’il n’y a plus d’autre vérité possible.
La Torah comme école du désintéressement
La Michna[5] le dit clairement :
« Ne soyez pas comme des serviteurs qui servent leur maître en vue de recevoir une récompense, mais servez-Le sans rien attendre. »
Le Rav Ashlag voit dans cette phrase le cœur même de la Torah.
Et il rappelle que Hillel[6] disait :
« Ce que tu hais, ne le fais pas à ton prochain. C’est là toute la Torah, le reste n’est que commentaire. »
Sortir de l’amour de soi.
Aimer l’autre sans retour.
Et par là, s’habituer à aimer D.ieu de la même manière.
C’est ce qu’il appelle la transformation de la volonté de recevoir en volonté de donner.
Et c’est cela, le Lichma.
Conclusion
Peut-être es-tu dans cette lassitude.
Peut-être étudies-tu sans goût, pries-tu sans feu, avances-tu sans lumière.
Mais ne te crois pas perdu.
Tu es peut-être à l’endroit le plus proche du service pur.
Là où l’on aime sans ressentir, là où l’on donne sans lumière.
Là où D.ieu Lui-même t’attend.
Ce que tu traverses est une étape, quasiment incontournable et sans l’ombre d’un doute, souhaitable avant l’aboutissement de toute une vie : servir D.ieu Lichma, sans rien attendre en retour et y trouver pourtant une joie pure et complète. Il faudra certes fournir un travail, non pas pour sortir de la routine, mais pour faire de ta routine un service divin.
Et si tu ne brilles pas aux yeux du monde, rappelle-toi ceci : la Torah ne cherche pas des projecteurs.
Elle cherche des cœurs qui ne battent pour rien d’autre que pour Lui.
Et ce battement, même faible, même sans flamme, est plus pur que toutes les couronnes.
[1] Hilkhot Dé'ot 1:4
[2] Yoma 72b
[3] Dérekh Hachem I:2
[4] Œuvres de Descartes, éd. Charles Adam et Paul Tannery (AT), Tome IX, Paris, Vrin/CNRS, 1964.
[5] Avot 1:3
[6] Talmud Chabbath 31a






