« La marche des vivants », qu’est-ce que ça signifie exactement ? Comment marchez-vous pour les morts ? Et surtout, comment marchez-vous pour ceux qui ont été torturés, exterminés, et ont enduré mille et une morts ? Comment marcher pout votre peuple ?

Comment se souvenir de six millions de martyrs ? Le nombre lui-même dépasse l’entendement humain. Mais ce défi m’a été présenté par Rabbi David Lapidot de Jérusalem lorsqu’il m’a appelé pour me demander de prendre la parole devant la délégation des dirigeants de la communauté juive d’Afrique du Sud à Auschwitz et Birkenau. En tant que survivante du camp de concentration de Bergen Belsen, ce défi me parlait de toute urgence.

Je n’aime pas les mémoriaux. Je sais que la plupart des gens considèrent les cérémonies et monuments comme des moyens appropriés de se souvenir, et j’imagine qu’ils sont nécessaires dans une certaine mesure, étant un souvenir tangible du passé. Néanmoins, je les trouvé plats et dénués de sens. Mais le défi subsiste : comment se souvenir ? Cette occasion promettait d’être particulièrement significative, car 20 000 personnes étaient attendues. L’idée même que 20 000 personnes du monde entier étaient rassemblées pour se souvenir, était impressionnante, et j’espérais que cette occasion serait exploitée au mieux.

A notre arrivée à Auschwitz, il pleuvait, et il plut pendant tout notre séjour. Le soleil brille rarement sur cette terre maudite - comme si la nature elle-même attestait du mal qui y avait été perpétré. Il n’y a ni tombes, ni pierres tombales, les cendres de ces âmes saintes flottent dans le ciel ; tandis que la pluie tombait, j’avais le sentiment que les larmes de ces saints martyrs tombaient, et nos larmes se mêlaient aux leurs.

« Al Elé Ani Bokha - Pour eux, je pleure. »

Des personnes du monde entier étaient réunies, représentant diverses nationalités et religions. La majorité des Juifs présents semblait laïque. Ils portaient des drapeaux et des bannières identifiant leur communauté. De nombreux adolescents s’étaient emballés dans des drapeaux d’Israël. Ce qui était important ici, c’est qu’ils avaient tous fait un sacrifice pour être présent, ils voulaient tous faire acte de présence et s’identifier avec leur peuple, et étaient prêts à être touchés.

Notre groupe portait son propre emblème : un Talith et un Séfer Torah. Ce Talith et ce Séfer Torah ouvraient la marche de notre groupe, et mon sentiment instinctif que mon peuple aspirait à quelque chose qui les touche a été validé par de nombreuses personnes qui s’arrêtèrent pour embrasser notre Torah. En empruntant à pied cette route infernale d’Auschwitz à Birkenau, notre groupe fit une halte aux portes de cet enfer pour réciter le Kaddich. Lorsque je pris la parole, de nombreuses personnes se rassemblèrent autour de nous. Je demandai à ce que nous prenions un engagement envers ces âmes saintes qui ne sont plus là - l’engagement de vivre pour eux afin qu’eux, qui ne peuvent plus étudier la Torah, puissent étudier par nous ; eux, qui ne peuvent plus observer les Mitsvot, soient élevés par notre observance des commandements ; eux, qui ne peuvent plus parler, puissent trouver leur voix dans nos prières et continuer ainsi à vivre. Le groupe autour de nous s’agrandit. Les gens commencèrent à pleurer en public, et un jeune homme qui ne faisait pas partie de notre délégation, s’approcha de moi et me demanda : « Comment puis-je étudier la Torah ? Où aller ? » Tout en parlant, les larmes coulaient le long de ses joues.

« Où habitez-vous ? », lui demandai-je.

« A New York », répondit-il.

Je l’invitai à venir à Hinéni et à suivre nos cours de Torah, ce qu’il promit. Je le conduisis ensuite auprès de Rav David Karpass qui portait la Torah de notre groupe. Timidement, la main tremblante, il approcha sa main et l’embrassa en témoignage de notre foi, notre alliance.

En reprenant notre marche, j’espérais que ceux qui s’adresseraient aux 20 000 personnes présentes feraient entendre l’appel de la Torah, car au final, c’est le seul moyen de nous souvenir d’eux, et c’est le seul message chargé de sens. Il y eut de nombreux orateurs - des chefs d’Etat, des personnalités célèbres sur le plan politique et religieux. De nombreuses déclarations tournaient autour du thème de « Plus jamais ! » On entendit des condamnations des génocides dans le monde, et des proclamations sur le fait que l’Etat d’Israël était la seule réponse viable à la Shoah.

Ces déclarations étaient certes significatives (comprenez bien que je ne les minimise pas) mais malheureusement, une déclaration a manqué : une déclaration sans laquelle tous nos efforts, toutes nos ambitions, aussi sincères fussent-ils, sont privés de sens : une déclaration lançant un appel à la Torah. Au final, ce ne sont pas des slogans tels que « Plus jamais », ni un engagement à cesser le carnage dans des endroits comme la Bosnie, le Soudan ou l’Angola, ni même la terre d’Israël, aussi sainte et précieuse qu’elle soit, qui sont la clé de la survie juive.

Nous sommes devenus un peuple à travers l’alliance que nous avons scellée au Sinaï, et cette alliance est notre Torah. Cette Torah forge un lien éternel entre nous-mêmes et notre D.ieu, et c’est ce qui nous confère le statut de Juif. En nous engageant dans la Torah, nous pouvons nous souvenir de nos martyrs, et par la Torah, nous pouvons vivre pour eux. Et surtout, ce n’est que par cet engagement dans la Torah que nous-mêmes pouvons survivre en tant que Juifs et continuer à vivre. Les atrocités, les souffrances barbares qui se sont manifestées dans ce lieu d’infamie et d’honneur défient l’entendement humain. Lorsque vous êtes sur place et voyez les rails de chemins de fer sur lesquels les wagons à bestiaux roulaient jour et nuit avec leur cargaison humaine, serrée comme des sardines ; lorsque vous voyez les pièces de torture, les latrines, destinées à déshumaniser ; les baraques, les lits en lattes de bois, l’un sur l’autre, sur lesquels les gens étaient empilés dans un espace minuscule sans matelas ni couverture ; lorsque vous marchez dans la pluie glaçante et visualisez les prisonniers affamés et émaciés debout pour l’appel ; lorsque, dans votre esprit, vous les voyez courbés sous le poids d’un travail d’esclave…lorsque vous voyez les chambres à gaz dans lesquelles vos fils, filles, papis et mamies ont été gazés sans merci ; lorsque vous voyez les fours dans lesquels ils ont été brûlés jusqu’aux cendres, les puits où leurs corps ont été jetés ; les montagnes de cheveux rasés des têtes des femmes juives ; lorsque vous voyez les piles de chaussures, les lunettes qui appartenaient autrefois à nos frères ; lorsque vous voyez les moules en étain dans lesquels ils mangeaient un liquide putride, une soi-disant soupe ; lorsque vous voyez des photographies de leurs corps émaciés et malmenés par les tortures ; lorsque vous voyez leurs yeux sombres, hantés, creux ; lorsque vous voyez des photos d’un million et demi d’enfants jetés dans les flammes, votre âme s’écrie et vous savez que vous devez agir pour votre peuple. Vous devez les faire revenir à la vie.

Il existe une seule manière de procéder : NOTRE TORAH ! L’apathie et l’assimilation offrent la victoire à Hitler, mais l’affirmation de notre foi, l’engagement à vivre conformément à la Torah permet au peuple juif de vivre et de triompher : et c’est le seul moyen de s’embarquer pour la Marche des Vivants.