Mon hommage à Chlomo Carlebach à l’occasion du 24ème anniversaire de sa disparition. Je garde mon histoire pour moi depuis presque 20 ans. Je ne la garde pas totalement pour moi, en réalité. Je l’ai révélée à mes proches et connaissances, mais c’est la première fois que je livre au public cette histoire qui devient désormais la propriété de ce dernier.

Cette histoire renferme une dimension historique et elle incitera de nombreuses personnes à comprendre des événements qui étaient un point d’interrogation pendant toute cette période, mais je n’écarte pas la possibilité que cette histoire pose de nouveaux points d’interrogation.

Nous sommes au mois de ‘Hechvan 5755 (octobre 1994). Je me trouvais à cette époque à New York pour des affaires. Logé dans un hôtel, je mêlais les repas du midi à des rendez-vous d’affaires.

Le 16 ‘Hechvan 5755, j’ai rencontré à déjeuner un homme d’affaires orthodoxe, Yossel V. 

Yossel V. était et est toujours un homme d’affaires qui est actif dans différentes branches, et malgré tout, c’est un Juif animé de crainte divine qui est strict en tout point au niveau de la Halakha, mais également très critique par rapport à l’insolence de la génération.

Nous nous sommes assis, avons mangé et parlé d’affaires, lorsque soudain, un homme dont le visage était connu de toutes les personnes présentes fit son entrée au restaurant.

En réalité, son visage était connu de tous les Juifs religieux du monde entier.

Son nom était Rabbi Chlomo Carlebach. Lui et sa guitare.

Rabbi Chlomo circula entre les tables, salua chacun avec amabilité et serra même la main de chacune des personnes présentes. Certains d’entre eux engagèrent même une petite conversation, s’intéressèrent à lui et il s’intéressa à eux.

Il lui fallut environ vingt minutes pour arriver à notre table, située au milieu du restaurant.

Il me tendit la main, et nous nous serrâmes la main amicalement.

Puis il tendit la main à mon collègue, Yossel, mais sa main resta en l’air.

« Yossel », lui dis-je, pensant qu’il n’avait pas fait attention.

« Quoi ? » demanda Yossel, comme s’il n’avait aucune idée de ce que je voulais de lui.

« C’est Reb Chlomo Carlebach ! » m’exclamai-je.

« Je sais que c’est Reb Chlomo Carlebach ! » répondit-il.

« Je voudrais te serrer la main », dit Reb Chlomo.

« Ok, tu veux me serrer la main, » répondit Reb Yossel, puis il ajouta : « mais le problème, c’est que moi, je ne veux pas ! »

Certaines des personnes présentes laissèrent tomber leurs fourchettes et les serveurs se figèrent.

Reb Chlomo avait l’air très perplexe. « Mon cher frère juif, dit-il d’une voix douce, je voudrais simplement te serrer la main, pourquoi me le refuser? »

« Car je m’oppose à toi et à la voie que tu suis, et je ne veux pas me trouver dans l’environnement où tu te trouves ! » s’écria Yossel.

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À ce stade-là, toutes les personnes présentes dans le restaurant, entièrement bondé, avaient compris qu’un drame se jouait. Tout le monde avait cessé de manger, les serveurs, cessé le service, et tout le monde observait la scène qui se déroulait sous leurs yeux.

Moi-même, je ressentis un embarras que je n’avais jamais ressenti de ma vie. Je connaissais Reb Yossel comme un homme orthodoxe et critique, mais cette situation était impossible pour moi. 

« Je ne te demande pas de m’accepter, et je suis prêt à entendre ton opposition, mais mon frère juif, je te demande juste de me serrer la main, » dit Reb Chlomo et il ajouta : « Non seulement je te le demande, mais je t’implore. »

Il était clair qu’après de tels propos, Yossel allait accéder à sa demande, mais il persista dans son refus : « Je ne serre pas la main à des criminels. »

À ce moment-là, je craignis qu’une querelle terrible éclate, mais Reb Chlomo lui lança un regard serein et déclara : « Tu sais, mon frère juif, à la prière de Néïla, nous disons tous : « Tu donnes la main aux criminels. » Et qu’adviendra-il l’an prochain ? Peut-être ne te sera-t-il pas agréable de demander à D.ieu de te tendre la main? »

Ce fut une réponse exceptionnelle, mais Yossel ne changea pas d’avis. « Tu ne cites qu’une partie de la prière », rétorqua-t-il. « Il y a une suite : « Sa droite est étendue pour accueillir les repentants. » D.ieu est prêt à tendre la main uniquement à celui qui est prêt à faire Téchouva, et pas seulement celui qui reste rebelle. »

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À ce stade-là, la moitié des personnes présentes dans le restaurant étaient debout ou assises autour de notre table.

Reb Chlomo écouta, réfléchit quelques instants puis répondit : « Alors qu’est-ce qui pourrait t’inciter à me serrer la main? »

Yossel répondit : « Uniquement si tu fais Téchouva, si tu te repens !!! »

Rabbi Chlomo lança : « Et si je te promets de me repentir ? »

Yossel, quelque peu déstabilisé, se reprit rapidement et resta sur sa position entêtée : « En quoi ta promesse de faire Téchouva pourrait t’aider ? Qui peut me garantir que tu tiendras parole ? »

Reb Chlomo réfléchit quelques instants. Il avait un air très sérieux. Il prit soudain la pochette de la guitare, en sortit son instrument, commença à jouer comme à son habitude tout en s’adressant à Yossel : « Un Juif veut qu’on lui serre la main, même s’il n’est pas Tsadik, même s’il est éloigné, même s’il a beaucoup de Klipot, d’écorces, il demande néanmoins à D.ieu de lui tendre la main. » Il commença alors à chanter une mélodie qu’il avait inventée sur le moment : « Tu donnes la main aux criminels et ta main droite est tendue pour accueillir les repentants. »
Reb Chlomo se remit à parler à Yossel : « Il est tellement difficile de faire Téchouva. Comment un Juif qui a fauté peut-il faire une Téchouva complète ? La solution à cette question se trouve à la même ligne de la prière de Néïla. » Et Reb Chlomo de chanter : « Enseigne-nous, Hachem notre D.ieu, à avouer devant Toi toutes nos fautes, afin de nous débarrasser de nos mauvaises habitudes. »

« Maître du monde, » poursuivit Reb Chlomo en chantant, « toute ma vie, je me suis abaissé et me suis traîné dans la boue dans le but de collecter des diamants, pour serrer la main à de bonnes âmes qui cherchaient uniquement de la chaleur et de l’amour, de la franchise, de la simplicité et un regard bienveillant, et j’ai trouvé de nombreux diamants, mais je me suis sali avec la boue ; à présent, je rencontre un Juif propre et vertueux, situé dans les hauteurs célestes, et qui est prêt à me serrer la main, mais à condition que je me purifie. Et moi, qui me suis sali pour serrer la main à des Juifs, ne me purifierai-je pas pour serrer la main d’un Juif ? »

« Je t’annonce que de même que je me suis sali, à présent je m’engage à faire une Téchouva complète, tout comme il est écrit dans la prière de Néïla : « Apprends-nous… à avouer nos fautes. »

Reb Chlomo se mit à réciter la formulation du Vidouï (confession) mot à mot, y compris la prière de « Al Ha’het », joint par toute l’assemblée, dont certains pleuraient véritablement, c’était une atmosphère d’élévation réelle. Au final, Yossel prit la tête de Reb Chlomo dans ses deux mains et versa d’abondantes larmes, et dès que Reb Chlomo eut fini son Vidouï, Yossel se leva, prit Reb Chlomo dans les bras, et les deux hommes restèrent dans cette position pendant un bon moment : pas une seule personne présente dans le restaurant ne manqua de verser des larmes.

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Reb Chlomo jeta un coup d’œil sur sa montre, et annonça qu’il était en retard pour son vol, prit le chemin de la sortie, non sans avoir serré la main de tous les hommes présents, certains le prirent même chaleureusement dans les bras, et il partit sans même avoir mangé, seul et tout à ses pensées, lui et sa guitare.

L’histoire aurait pu se terminer ici, et cela aurait été une histoire très émouvante. Mais le problème est qu’elle ne s’achève pas ici.

Trois heures plus tard, je téléphone à Yossel : « As-tu entendu les nouvelles ? »

« Non, » me répondit Yossel.

« Reb Chlomo Carlebach est sorti du restaurant, est monté dans l’avion et au moment de l’atterrissage, il a eu une crise cardiaque et est décédé sur le coup ! »

« Quoi ??? » entendis-je Reb Yossel hurler, sans ajouter un mot. Il éclata en pleurs amers et profonds. Je n’avais jamais entendu un homme aussi hébété, et en vérité, je n’avais jamais entendu une succession d’événements aussi tragiques. 

Il semblerait que jusqu’à aujourd’hui, Yossel ne se soit pas remis de ce traumatisme, bien que les Rabbanim avec lesquels il se soit entretenu le rassurèrent en lui expliquant qu’il avait été le messager qui avait offert à Reb Chlomo la possibilité de quitter ce monde propre et pur comme un ange.

Rob Chlomo Carlebach est décédé le 16 ‘Hechvan 5755, le 1er octobre 1994, comme dit, d’une crise cardiaque, en plein atterrissage. D’après le témoignage du Rav Israël Méïr Lau, qui se trouvait dans le même avion, le dernier chant entonné par Rav Carlebach, quelques minutes avant sa mort avait été celui-ci : « C'est que les bontés de l'Éternel ne sont pas taries et que Sa miséricorde n'est pas épuisée… »

C’était un homme possédant une âme juive exceptionnelle. Reb Chlomo Carlebach est décédé sans un sou, car il avait distribué tout son argent à la Tsédaka, et ses élèves furent contraints de collecter des fonds pour organiser son enterrement. Il a été inhumé au cimetière de Har Haménou’hot à Jérusalem, mais ses chants sont encore présents dans le cœur de chaque Juif, quel qu’il soit.