Chaque mercredi, Déborah Malka-Cohen nous plonge au cœur d'un quartier francophone de Jérusalem pour suivre les aventures captivantes d'Orlane et Liel, un jeune couple fraîchement arrivé en Israël et confronté, comme tant d'autres, aux déboires de la Alya...

Dans l’épisode précédent : ‘Haïm et Betsabée ont proposé à Liel et Orlane de garder leurs garçons pour leur permettre de se retrouver en tête à tête à l’occasion d’une sortie au restaurant. Liel a enfin annoncé à Orlane la nouvelle que celle-ci attendait tant : il quitte définitivement Paris pour s’installer à Jérusalem ! A leur retour chez eux, quelle n’est pas leur surprise lorsqu’ils découvrent, ébahis, la sœur d’Orlane les attendre devant leur immeuble avec une valise…!

Découvrir ma sœur sur les marches de notre immeuble m’avait profondément déboussolée. D’instinct je savais que si Tamara, qui habite à 4.000 kilomètres de chez nous, se trouvait là, ce n’était pas un hasard ! Il y avait forcément une raison pour laquelle elle avait fait ce voyage jusqu’à Jérusalem et qu’elle se tourne vers moi alors que cela faisait plus de six mois que nous étions sans nouvelles l’une de l’autre.

Notre dernière conversation en date avait été des plus tendues. À mes côtés, je sentais mon mari tout aussi dubitatif que moi de se retrouver face à elle. Tellement abasourdie, j’avais pris quelques secondes avant de savoir quoi lui dire : “Tamara… Mais qu’est-ce que tu fais là ? Avec ta valise, en plus !

– Cache ta joie, sœurette ! Moi aussi je suis heureuse de te voir !”

Elle s’était levée des marches et s’était rapprochée pour me donner une bise maladroite. Elle avait dû se pencher de plusieurs centimètres pour m’embrasser. Ce geste m’avait rappelé à quel point elle était beaucoup plus grande que moi. Depuis toujours, Tamara a été mon parfait opposé. J’étais châtain aux yeux clairs, et atteignais péniblement les “un mètre cinquante-cinq les bras levés”, tandis qu’elle était brune aux yeux noirs et me dépassait de bien vingt centimètres.

Elle avait salué Liel pour ensuite nous demander à tous les deux : “Bah où sont mes neveux ? Vous ne les avez pas vendus, j’espère ? Je sais que la vie en Israël est chère mais quand même ! Je suis certaine que vous avez trouvé d’autres moyens pour gagner de l’argent.”

Elle était partie dans un grand rire, en écho à sa propre blague. J’avais souri car je réalisais que malgré nos gros différents, ma sœur et son légendaire sens de l’humour m’avaient beaucoup manqué, même s’il était hors de question de le lui dire. Je lui avais répondu qu’évidemment ses neveux vivaient toujours avec nous, mais qu’ils dormaient chez Betsabée et ’Haïm qui avaient eu la gentillesse de nous les garder pour nous laisser seuls Liel et moi, le temps d’une soirée.

“Quoi ? Ta belle-sœur est là ? Je ne savais pas qu’elle avait fait son Alya !

– C’est en projet.

– Vous vous êtes tous passés le mot, on dirait ! Tu me fais monter, parce que ce voyage m’a épuisée. En plus, ça fait deux heures que je vous attends.

– En même temps, ce n’est pas comme si tu m’avais appelée pour me prévenir que tu venais.

– Pour être tout à fait honnête, vu la dernière fois que nous nous sommes quittées, je t’avoue que j’avais peur de ta réaction si je te disais que je venais.

– Allez mesdames, ne restons pas là. Donne-moi ta valise Tamara, je vais la porter. On habite au troisième étage. Allez, rentrons.”

Nous avions monté en silence tous les trois les marches qui nous séparaient de notre appartement. À peine arrivés, je la faisais asseoir rapidement et lui demandais si elle voulait boire quelque chose. La politesse voulait que j’attende encore un peu de temps avant de lui demander ce qu’elle faisait là. Je n’osais pas non plus poser de questions sur l’absence de son mari et de sa fille. J’avais opté pour dire de manière anodine : “Et sinon comment va Lévana ? Elle a dû beaucoup grandir, depuis le temps.

– Ah ça ! Trois ans, c’est vraiment un âge épuisant. Je suis au bout du rouleau avec toute l’énergie qu’elle a à revendre.

– Baroukh Hachem, c’est qu’elle est pleine de vie !

– Ah ça ! C’est certain.”

Après cela, un silence gêné s’était installé entre nous. Tamara avait repris la discussion comme pour dissiper notre malaise évident : “Bon parlons peu, parlons bien. Tu dois sûrement te demander ce que je fais là à boire un thé dans ta cuisine à onze heures du soir.

– Bah un peu quand même !”

Cela avait été le signal pour Liel de s’éclipser pour nous laisser en tête à tête : “Au cas où vous avez besoin de moi, je serai dans la chambre. Je vous laisse entre sœurs. Bonne nuit.”  

Nous avions attendu que mon mari referme la porte derrière lui pour reprendre nos échanges : “Ce qui se passe, c’est que j’avais trop de jours de congés au cabinet et mon associé, Avi, donc ton beau-frère, m’a vivement encouragée à partir quelques jours. Il m’a assuré qu’il s’occuperait de mes patients et m’a conseillé de venir te rendre visite. Donc, me voilà !

– Et c’est tout ?

– Eh oui, c’est tout !

– Et Lévana, qui va s’en occuper pendant ton petit séjour qui va durer…

– Je ne sais pas encore combien de temps je reste, si c’est ça ta question, et ma fille est chez Ruth, ma belle-mère.”

Je ressentais tout à coup des sueurs froides car elle ne m’avait volontairement pas précisé le temps qu’elle comptait rester chez nous. Rusée comme Tamar, la belle-fille de Yéhouda, il était clair comme de l’eau de roche qu’elle ne me disait pas tout. Ma sœur avait la même expression que quand elle était enfant, qu’elle avait commis une grosse bêtise et qu’elle ne voulait pas me l’avouer.

À chaque fois que ma mère l’attrapait sur le fait, elle faisait référence à ce personnage de la Torah. Je me souviens que ça énervait beaucoup Tamara, alors que ma mère lui assurait que c’était un compliment. D’ailleurs, un peu avant ma Bat-Mitsva, à force d’avoir tant entendu parler de cette Tamar, j’avais demandé à ma prof de Kodech de me raconter son histoire.

Madame Marciano, qui portait une perruque à l’époque assez impressionnante (comme son savoir !), m’avait proposé de sauter la récréation et de rester avec elle pour qu’elle m’explique tout en détail. Avec joie, j’avais accepté.

J’avais appris tout d’abord que Tamar avait été mariée au fils aîné de Yéhouda, l’un des fils de Yaakov. À la mort prématurée de Er, comme la loi l’exige, Tamar épousa Onan, le jeune frère de son mari défunt ; mais Onan, tout comme son frère, mourut sans donner de descendant. Peu de temps après, quand Tamar prit conscience que son beau-père n’avait aucune intention de la marier à son troisième fils Chéla, elle décida de se déguiser dans le but de le séduire et de donner ainsi une descendance à la famille.

Quand sa grossesse fut apparente, elle fut presque mise à mort sur les ordres de Yéhouda lui-même, car elle refusait de donner le nom du père. Lorsqu’elle rendit certains effets personnels qui appartenaient au père de ses maris décédés trop tôt, il comprit que la femme qui l’avait séduit n’était autre que sa propre belle-fille. Trouvant sa belle-fille plus juste que lui-même ne l’avait été, il endossa la paternité des jumeaux qu’elle attendait. Contrairement à ce que l’on pourrait penser au vu de la conception de ces enfants, les jumeaux nés de cette union furent tous deux des justes parfaits. En fait, tous les rois d’Israël depuis David sont issus de la descendance de Tamar.

J’avais tellement aimé l’histoire de cette femme courageuse que je l’avais utilisée pour le discours de ma Bat-Mitsva. Pendant les mois qui avaient précédé la célébration de mon passage à l’âge adulte, j’avais gardé secret le contenu de mon Dvar Torah car je voulais faire la surprise à Tamara. Je voulais qu’elle sache que malgré nos crêpages de chignons infantiles, je l’aimais beaucoup. Sauf que les choses ne s’étaient pas passées de cette manière, puisqu’elle m’avait reproché de ne pas avoir de personnalité et de copier tout comme elle, jusqu’à son prénom !

Je chassais ce souvenir pour me concentrer de nouveau sur notre conversation.

Ma sœur m’affirmait qu’elle serait ravie de vivre même pour quelques jours comme “une vraie israélienne”. J’avais conclu par une remarque des plus ironiques :

– Mouais… je sens que ça va te plaire, toi Madame Paris-Rue de Passy-je ne mets pas un pied en dehors de mon quartier et ne sors jamais de ma zone de confort !”

Le lendemain, avant d’aller avec Tamara chercher Simon et David, c’est le cœur lourd que j’avais dit au revoir à Liel. Je lui avais souhaité bonne chance car il devait donner sa démission à son patron. Nous en avions parlé la veille dans l’intimité de notre chambre et ce voyage devait être l’un des derniers. C’était sur un avenir plein d’espoir et sur la promesse d’un Chalom Baït en bonne santé que je m’étais endormie d’un sommeil serein et bienheureux.

Dès que nous avions récupéré mes fils (qui contrairement à moi, avaient sauté dans les bras de leur tante), nous avions tous les quatre convenu d’aller faire un tour au centre commercial de Jérusalem. En un peu moins de vingt-quatre heures, et en évitant soigneusement toutes les deux de reparler de “ces soudaines vacances forcées loin de sa famille”, j’avais essayé, non sans mal, de faire abstraction des remarques souvent négatives que Tamara ne se gênait pas d’émettre tout haut chaque fois que quelque chose l’interpellait : “C’est moi, ou la ville ne nettoie pas souvent les trottoirs ?”, “Il avait l’air nerveux ce monsieur du parking, j’ai rien compris à ce qu’il a dit mais il n’arrêtait pas de crier !”. Je m’étais gardée de lui expliquer que le “monsieur du parking” était un ancien soldat ultra gradé de l’armée qui avait pris sa retraite depuis longtemps et m’avait informé que “la femme” qui m’attendait dans la voiture allait vider la batterie si elle n’arrêtait pas de faire marcher la radio et la climatisation en même temps sans allumer le contact...

Une fois dans les étages du mall, Tamara n’avait pas pu s’empêcher de faire des remarques sur tout et n’importe quoi :

“Dis donc, il y en a du monde, ici ! Je ne comprends pas, les gens ne travaillent pas en Israël ? Eh, mais c’est vachement cher les produits ! Tu n’as pas l’intention d’acheter des Bambas à tes fils, tout de même !? Tu sais bien que je suis allergique à la cacahouète ! Et tout ce bruit ! Ils ne savent pas communiquer doucement, dans ce pays ! Et pourquoi celle-là elle me pousse et n’a pas la décence de me demander pardon ? Elle devrait plutôt s’occuper de son fils et faire en sorte qu’il arrête de brailler !”

D’un ton las, j’avais répondu : “Il chante Tamara, il chante !”

Ou encore : “Et sinon, quand les garçons sont à l’école, tu fais quoi de tes journées à part la popote ?”

Les poils de mon corps s’étaient hérissés mais là encore, j’avais essayé de garder mon calme et lui avais parlé de mon projet de marque de vêtements à la française “Tsniout et stylés” : “Tu rêves pour que ça marche ! Tu ne te rends pas compte du coût pour la production et le reste. Puis dans ton état, tu ne peux rien prévoir à long terme. Non franchement Orlane, je dis ça pour ton bien. Contente-toi de faire des enfants, c’est déjà suffisant pour toi.”

Après sa dernière remarque et alors que Simon était en train d’arracher littéralement le paquet de Bamba de mon sac, légèrement à bout, pour me changer les idées (et éviter de commettre un meurtre entre les bananes et les oranges Jaffa !) j’avais proposé d’aller manger une glace avec plein de petits cookies au chocolat.  

Tamara s’apprêtait à rétorquer quelque chose pour me mettre en garde sur les éventuels effets dévastateurs qu’une alimentation trop sucrée pouvait avoir sur les dents quand de loin, une dame âgée était tombée sur la tête. Avant même que l’action ne se finisse, Tamara avait déjà accouru pour lui venir en aide. Avec mon ventre de femme enceinte, j’avais mis du temps à rejoindre ma sœur. Tamara s’était inquiétée de savoir comment la dame allait, et surtout si elle souhaitait qu’elle appelle un médecin ou qu’elle l’emmène à l’hôpital directement. La gentillesse et la douceur dont elle avait fait preuve envers cette inconnue m’avaient rappelé à quel point ma sœur pouvait se montrer courageuse, incroyablement serviable et foncièrement gentille.

Cela m’avait fait presque oublier toutes ses petites réflexions agaçantes. Pendant que nous attendions l’ambulance pour s’assurer que la vieille dame n’avait rien, nous avions croisé Rachel et Nourit. Elles aussi étaient accompagnées de certains de leur enfants, car c’était une journée d’élection et personne n’avait classe. D’ailleurs les élections de cette année avaient été particulièrement rudes entre les candidats.

Dès que nous nous étions assurées que Madame Gottlieb (la dame âgée) avait était prise en main, nous nous étions tous attablés. Pendant que les enfants dessinaient tranquillement, mes copines avaient vite fait connaissance avec ma sœur qui n’avait pas pu s’empêcher de faire ses observations depuis le poste où elle était perchée : “Non mais tu te rends compte que la serveuse ne nous a même pas dit bonjour et a pris notre commande comme ça ! Non mais je te jure, nous les Français, on a quand même vachement plus d’éducation ! Et celui-là là-bas qui crie dans son téléphone, il ne se rend pas compte que nous sommes dans un lieu public !?”

En parfaite mal élevée, Tamara, que rien ni personne ne pouvait arrêter, s’était permise de demander de but en blanc en se tournant vers Rachel : “Et toi, tu m’as l’air bien religieuse. Tu as combien d’enfants ? Douze ?”

Rachel avait pris la remarque à la rigolade et lui avait dit d’un air contrit : “Eh non, que six. J’ai toujours aimé ce chiffre !” Elle avait repris sur un ton joyeux : “Alors tu es venue en visite pour rester avec ta sœur et tes neveux ? C'est gentil de ta part.

– Oui, il fallait bien que quelqu’un de la famille se dévoue, vu que nos parents ne sont plus là et que mes cousines sont infectes, c’est sur moi qu’est retombé le devoir de ne pas laisser une pauvre femme enceinte toute seule, surtout quand son mari préfère être seul à Paris plutôt qu’avec elle.”

Toute la rage que j’avais accumulée contre elle depuis son retour brutal dans ma vie était sortie comme un volcan en ébullition. D’autant plus que Liel m’avait envoyé un texto pour m’expliquer qu’il était encore désolé de devoir me laisser mais qu’il allait se renseigner dès que possible auprès de l’Agence Juive au sujet des démarches qu’il fallait faire pour accélérer son Alya : “Mais je ne t’ai rien demandé, à la fin ! C’est toi qui t’es pointée chez moi pour je ne sais quelle raison, alors ne viens pas faire semblant d’être une Tsadéket qui se soucie de sa sœur. Cela fait des mois que je ne t’adresse plus la parole et je ne m’en portais pas plus mal !”

À cause de la dernière phrase que j’avais prononcée en hurlant, Nourit, qui était en train d’allaiter son bébé, avait sursauté. D’un coup, elle qui était plutôt de nature discrète m’avait soufflé :

“Attends Orlane, je me souviens que lors de notre voyage en Israël, la première chose que tu m’aies dite était : ‘Ah super ! Trois semaines sans ma sœur.’ C’est bien d’elle dont tu me parlais ? Celle qui vient de se lever pour réclamer nos commandes à la serveuse ?”

J’avais répondu un vague “oui” car j’étais trop concentrée sur la réaction de ma sœur qui avait fait semblant de ne pas m’avoir entendue. Hors de moi, je m’étais levée pour aller la rejoindre et lui avais de nouveau crié :

“AS-TU ENTENDU CE QUE JE VIENS DE TE DIRE OU TU FAIS EXPRÈS DE M’IGNORER, COMME À CHAQUE FOIS QUE QUELQU’UN ESSAYE D’AVOIR UNE CONVERSATION AVEC TOI ? SÉRIEUSEMENT TAMARA, JE PLAINS TON MARI !”

Interdite, elle avait baissé la tête et, pour la première fois de ma vie, je vis quelque chose de complètement fou : ma grande sœur, qui avait toujours eu la réputation de ne jamais pleurer même dans les moments douloureux, venait de verser deux grosses larmes en silence. Choquée de l’entendre sangloter, je lui avais demandé doucement : “Tamara qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi es-tu ici ?”

Elle avait ravalé ses larmes, d’un geste désinvolte les avait essuyées, s’était ensuite raclé la gorge pour m’annoncer un lourd secret qui la concernait :

“Voilà, je comptais ne rien te dire, mais maintenant que tu me le demandes, je suis obligée de t’en parler sinon je sens que je vais imploser. En revanche ma sœur, il faut que tu me promettes que cette conversation restera entre nous.

– Bien sûr. Je te le promets.

– Voilà, mon médecin m’a découvert quelque chose de grave et j’ai préféré prétexter un besoin urgent de vacances et venir te voir plutôt que de formuler le problème à voix haute à mon mari.”

À cette demi-révélation, mon cœur battait la chamade. J’avais les mains moites tout à coup. De loin, je voyais nos commandes arriver et David qui me faisait de grands signes pour revenir à notre table. Me voyant distraite, ma sœur avait conclu :

“Je te laisse avec tes enfants et tes copines.

– Mais non, pas du tout ! Dis-moi tout de suite ce que l’on t’a diagnostiqué.

– Très bien, je vais te le dire mais plus tard, j’ai besoin d’aller faire un tour.

– Tamara ! Tamara ! Tu n’as même pas de téléphone !”

J’avais eu beau l’appeler plusieurs fois de suite, elle ne s’était pas retournée pour autant. Plus je voyais au loin sa silhouette disparaître, plus je me résignais à aller me rassoir avec une angoisse que je n’avais jamais connue auparavant…

Suite à la semaine prochaine...