Chaque mercredi, Déborah Malka-Cohen nous plonge au cœur d'un quartier francophone de Jérusalem pour suivre les aventures captivantes d'Orlane et Liel, un jeune couple fraîchement arrivé en Israël et confronté, comme tant d'autres, aux déboires de la Alya...

Dans l’épisode précédent : A leur retour d’un dîner en tête-à-tête au restaurant au cours duquel ils se sont réconciliés, Liel et Orlane sont stupéfaits de découvrir Tamara, la soeur d’Orlane, qui les attend avec sa valise en bas de leur immeuble. La réapparition soudaine et inattendue de Tamara ne semble rien présager de bon, surtout lorsqu’une dispute éclate entre les deux soeurs dès le lendemain au centre commercial où elles ont sorti les enfants… Avant de partir, vexée, Tamara annonce à Orlane qu’elle est venue en Israël à cause d’un problème de santé…

Lorsque je m’étais rassise à notre table, découvrant la mine grave que j’affichais, Rachel m’avait demandé si tout allait bien. Après les demi-révélations de ma sœur, j’étais troublée et frustrée de ne pas avoir pu finir notre conversation. Je savais qu’elle aurait du mal à me révéler la raison de sa visite parmi nous. Même petite, je me souviens qu’elle avait cette capacité à garder un secret durant de longues semaines sans jamais rien confier à personne. Jusqu’au jour où notre père avait eu une sérieuse conversation avec elle, puis ensuite avec moi. Il nous avait expliqué à tour de rôle que si un adulte nous demandait de garder une information secrète, et que celle-ci avait une date d’expiration comme un anniversaire surprise par exemple, que tout le monde finirait par être au courant, il était d’accord pour que nous gardions le secret. En revanche, si l’adulte nous sommait de ne jamais révéler quoi que ce soit et à personne sans une date bien précise, il fallait immédiatement venir le prévenir lui ou maman.  

Pour masquer mon trouble et l’angoisse que je ressentais en pensant à la perspective de cette conversation, j’avais expliqué à mes amies que parfois les relations entre sœurs n’avaient rien de faciles : les vieilles rancœurs du passé pouvaient s’avérer tenaces. Pour changer de sujet, je racontais que Tamara était mariée depuis quatre ans à quelqu’un de formidable que l’on surnommait le Docteur Clown. Nourit avait brusquement relevé la tête pour me demander :

“Le Docteur Clown ? Arrête ! Ne me dis pas que c’est le mari de ta sœur !”

Voyant le visage interrogateur de Rachel, Nourit lui avait raconté pourquoi mon beau-frère avait hérité de ce surnom : “En réalité, c’est un dentiste, mais depuis cinq ans, il se déplace trois fois par semaine pour aller faire la tournée des hôpitaux dans le but de faire rire les enfants et les personnes qui se trouvent au service gériatrie.

– Incroyable, c’est un véritable Tsadik ! On n’en fait plus des modèles comme lui, de nos jours. Parfois je me dis que les gens sont tellement pris dans leur portable qu’ils n’ont plus le temps de relever la tête de leurs écrans.

– Il faut croire que pas tout le monde n’est devenu aussi addict à la technologie. Mais comment as-tu entendu parler de lui, Nourit ?

– Je le connais, parce que c’est l’ami d’enfance du cousin de mon mari. Il nous a parlé de lui. Je me rappelle bien de son surnom parce que pas plus tard qu’il y a dix jours, il était en visite chez nous. Apparemment, tu as une nièce et lui et ta sœur essaient depuis quelques temps de…”

Sans dire un mot de plus, Nourit mordait dans un bout de pizza et reporta la conversation sur un tout autre sujet : “C’est dingue que toutes les écoles soient fermées aujourd’hui et que personne n’assure une permanence. Il faudrait vraiment inventer un système de garderie pour tous les parents qui travaillent et qui n’ont pas la possibilité de s’absenter !”

Je n’avais plus échangé un mot jusqu’à la fin du déjeuner car j’étais trop préoccupée par ma grande sœur.

Un peu plus tard avec les enfants, nous avions dit au revoir à mes amies pour ensuite nous mettre en quête de Tamara en la cherchant dans tout le centre commercial. Pour motiver les garçons à faire des tours et des tours, je leur avais annoncé que nous jouions à la chasse au trésor et que celui qui trouvait leur tante en premier serait le grand gagnant et aurait droit à une glace avec un supplément chantilly. Motivés comme jamais, David et Simon s’en étaient donné à cœur joie et chaque fois qu’ils tombaient sur une dame qui avait la même silhouette que Tamara, ils allaient vérifier si c’était bien elle.

Au bout d’une demi-heure de recherches, n’en pouvant plus de fatigue (due à mon ventre, qui à presque cinq mois de grossesse, commençait à peser), je m’étais écroulée sur un banc. Et comme Min Hachamaïm, je l’avais enfin repérée.

Au loin, Tamara se faisait faire une pédicure très particulière, elle avait les pieds dans une bassine d’eau pleine de petits poissons qui lui grignotaient les peaux mortes. La trouver dans cette posture m’avait fait sourire car depuis mon arrivée en Israël, j’étais passée une centaine de fois devant ce stand et jamais je n’avais osé l’expérience. Tandis que ma sœur, qui était là depuis à peine quelques jours, n’avait pas hésité à s’y prêter. La voyant aussi assise sur un fauteuil, David avait hurlé qu’il avait gagné en assurant qu’il avait vu sa tante en premier. Pour prouver qu’il méritait son prix, il alla à sa rencontre. Même si elle avait l’air maussade, dès que Tamara avait relevé la tête, elle n’avait pas pu s’empêcher de sourire car la bonne humeur constante de David était souvent communicative.

Après une poignée de minutes, Tamara était venue me rejoindre. En prenant soin de ne pas lui faire le moindre reproche sur sa fuite de tout à l’heure et sur le fait que j’avais dû inventer tout un stratagème pour lui mettre la main dessus, j’avais proposé que l’on se mette tous les quatre en route à la recherche d’un bon glacier.

Une fois devant un bon frozen yogurt, comme promis, j’avais donné sa récompense à David. Mais ayant de la peine pour son petit frère, il lui avait proposé de partager sa portion de crème.

Devant cet élan touchant d’Ahavat Israël entre mes fils, ma sœur, qui n’avait pas dit grand-chose, m’avait gratifiée d’un des plus beaux compliments qu’on peut faire à une maman : “Tu peux être fière de toi, tu as bien éduqué tes fils !”

Pour la remercier, j’avais répondu : “Je suis sûre qu’avec ma nièce, tu fais un super boulot aussi. Et puis dès qu’elle aura un petit frère ou une petite sœur, (si tu le souhaites), ils s’entendront comme "larrons en foires".

–Larrons en foire ? Dis-moi Orlane, je constate que même si tu as fait ton Alya tu gardes toujours tes expressions bien françaises, à toi.

Nous en avions ri car dans ma famille, j’avais la réputation de toujours trouver des expressions improbables qui allaient pile à la situation. Profitant de ce rare moment de complicité entre nous deux, et que les garçons parlaient entre eux, j’avais demandé le plus délicatement possible à Tamara de me confier ce qui n’allait pas.

À l’entendre évoquer sa santé, je paniquais complètement. J’avais le cœur qui cognait fort contre les parois de mon thorax. Ma vive réaction m’étonna moi-même. Pendant des mois, je ne m’étais pas spécialement souciée de Tamara, mais maintenant qu’elle était près de moi et avait réapparu dans ma vie, je m’étais rendue compte à quel point elle m’avait manqué. Je n’osais même pas imaginer ce qu’elle allait me dire par la suite tant je craignais le pire.

“Voilà ! C’est exactement à cause de ce type de réactions beaucoup trop émotives que je ne voulais pas t’en parler. En plus vu ton état, je ne devrais pas te confier mes soucis. Ce n’est bon ni pour toi ni pour ton bébé. Mieux vaut que je laisse tomber. Rentrons, de toute façon David et Simon ont presque fini leur glace.

– Je ne suis pas si émotive que ça, c’est juste que je m’inquiète pour toi, alors parle ! Et ne compte pas sur moi pour te supplier de m’en dire plus car tu n’as pas le choix. On ne part pas d’ici tant que tu ne m’auras pas tout dit !

– Très bien, je me jette à l’eau mais si je t’entends hurler ou vois ta tête se décomposer, nous n’en reparlerons plus jamais. De plus je t’interdis d’en parler à qui que ce soit, même pas à Liel. Cette conversation doit rester privée. C’est déjà assez difficile à digérer comme ça pour que tu en rajoutes ou que tu me lances un regard de pitié.

– Promis, j’essaierai de ne rien laisser paraître et que cela reste entre nous.”

Tamara prit une grande inspiration avant de m’expliquer d’une traite :

“Il y a quelques semaines, j’ai commencé à avoir des douleurs. Je ne me suis pas plus inquiétée que ça, jusqu’à un matin au cabinet. Pendant que j’étais en train de soigner une dent particulièrement cariée, j’avais eu tout d’un coup un malaise, au point de ne plus pouvoir poursuivre mon travail. Heureusement qu’Avi était là ce jour-là et avait pu au pied levé prendre le relais. Dès que j’allais un peu mieux, Avi avait insisté pour que j’aille directement voir mon médecin. Sur ses conseils, j’ai dû prendre rendez-vous avec un professeur réputé dans un hôpital de Paris qui, après plusieurs examens, m’a annoncé que j’avais… Oh mon D.ieu, je n’arrive même pas à le prononcer à voix haute tant je n’arrive toujours pas à le croire. C’est même impossible que cela m’arrive ! Je le sais depuis quatre jours et j’ai du mal à assimiler ce qu’il m’a dit.”

Tremblante comme une feuille, je demandai :

“Mais qu’est-ce que tu as ?

– Orlane, ma sœur, j’ai trente-cinq ans et j’ai un cancer.”

Si je n’étais pas assise sur ce tabouret, je crois que je serais bien tombée dans les pommes tant j’étais sous le choc. Cependant, j’avais promis de ne pas montrer de réaction trop “émotive” ! Facile à dire.

Il était clair que j’étais en train de me décomposer de l’intérieur, sauf que je devais jouer la forte. Avant de lui répondre quoi que ce soit, je m’étais mise à prier de toutes mes forces. J’avais demandé à Hachem de m’aider à ne pas flancher et de réussir à donner à Tamara tout le soutien moral dont elle avait besoin, même si j’étais complètement abasourdie par cette terrible nouvelle.

Le plus dur était de surmonter ma peur. La peur de perdre ma sœur. Cette idée m’était tout simplement inconcevable alors je me devais de reprendre le dessus :

“Tu sais quoi, on ne va pas se laisser abattre ! Tu m’entends ! Ce n’est pas notre style. À la mort de papa et maman, on s’est serré les coudes et on s’en est sorti toutes les deux. Regarde-nous aujourd’hui ! Ce n’est pas maintenant que l’on va arrêter de se battre. Je vais de suite appeler mon Rav et lui saura quoi faire. On va prendre rendez-vous avec le meilleur spécialiste d’Israël pour avoir un deuxième avis. Peu importe ce que cela coûte, je m’en fiche. Ensuite, je vais organiser une Hafrachat ‘Hala mondiale et vais réquisitionner quarante femmes. Pareil pour le Perek Chira et une chaine de Téhilim pour ta Réfoua Chelema. Ensuite je vais...

– Oh ! Oh ! Oh ! Non mais tu es complètement à l’ouest ma pauvre sœur. Je t’annonce que j’ai un cancer et tu me parles de Rav et de tout un tas de trucs ! Bientôt tu vas me dire qu’on va me proposer un pèlerinage ! Et puis quoi encore ? Je ne suis pas en mesure d’écouter ces bêtises, je dois commencer un lourd traitement dans moins de dix jours et si je suis venue vers toi, c’était dans le but de nous réconcilier et de passer du temps avec mes neveux, juste au cas où tu comprends.

– Au cas où quoi exactement ?

– Mais tu es débile ou tu le fais exprès ? Tu as laissé tes neurones quelques part sur le banc sur lequel tu étais assise tout à l’heure ? Au cas où je meurs, bien sûr !

– ‘Has Véchalom. Je t’interdis, tu m’entends ! Je t’interdis de prononcer de nouveau cette phrase ! Plus jamais. Hachem va écouter notre prière.

– Cesse de parler d’Hachem constamment, laisse-Le tranquille ! Il a d’autres choses bien plus importantes que moi à gérer, tu ne crois pas ?! Ce que tu peux être agaçante, quand tu t’y mets.

– Non c’est toi qui es agaçante. Tu vas m’écouter Tamara, à partir de cette seconde, je fais le Nédèr de faire tout ce qui est en mon pouvoir de femme et de juive pour que ta maladie disparaisse. On va se battre ensemble et tu vas voir qu’avec mon plan d’attaque et avec ton traitement tout va aller, ma sœur. Tu vas guérir.

– J’admire ton optimisme mais rien qu'à l’idée de ce qu’il m’attend, je préfère me préparer au pire.

– On rentre à la maison et dès demain, tu me laisses gérer. Tamara, je ne te l’ai jamais dit mais… je t’aime et je vais te le prouver.

– Eh bien ! Il aura fallu que je t’annonce ce mal qui me ronge pour qu’enfin tu me dises ce que j’ai rêvé d’entendre toute ma vie.

– Ce n’est que le début, je suis prête à te le redire autant de fois qu’il le faudra et le jour où tu seras définitivement guérie, c’est toi qui me diras que tu m’aimes !

– Vendu ! Même si je te le répète Orlane, il va vraiment falloir que tu te mettes dans la tête qu’il y a peu d’espoir pour que je m’en sorte.

– C’est ce que nous verrons…”

Suite à la semaine prochaine...