« Et ne dites rien qui puisse être compris de façon ambigüe, en estimant qu'au final, cela sera compris. »

Il existe un certain nombre d'interprétations de cette partie de la Michna. De nombreux commentateurs[1] suggèrent que cela se réfère à l'enseignement de la Torah et le Tana nous enseigne à veiller à éviter de dire quelque chose qui pourrait être sujet à une interprétation erronée, même si on estime que cela sera au final compris correctement. Le problème est que souvent, ce n'est pas le cas, et l'enseignement pourrait être incompris et appliqué de manière erronée de façon permanente, avec les graves conséquences que cela implique. Les commentateurs font cette remarque à propos d'une Michna précédente dans Avot, lorsqu'Antigonos ben Sokho a enseigné qu'on ne doit pas servir Hachem tel un serviteur qui Le sert en vue de recevoir une récompense, mais il convient de Le servir sans se focaliser sur la récompense.[2] Or, nos Sages[3] nous révèlent que deux élèves d'Antigonos, Tsadok et Bétus, comprirent de travers leur enseignant, en pensant qu'il n'y avait ni récompense pour l'accomplissement des Mitsvot ni Té'hiat Hamétim (résurrection des morts). En conséquence de ce malentendu, ils formèrent les sectes hérétiques des Tsadokim (Saducéens) et des Bétoussim (Boéthusiens) qui ont causé des torts inestimables au peuple juif. Les commentateurs relèvent qu'Antigonos aurait dû clarifier qu'il ne visait pas à dire qu'il n'y a pas de récompense pour l'accomplissement des Mitsvot, mais que l'homme ne doit pas se focaliser sur la récompense dans sa Avodat Hachem, le service divin.

Le Midrach Chemouël, au nom de Rabbénou Moché Almosnino offre une seconde interprétation, liée à l'étude de la Torah. D'après son interprétation, un homme étudiant un domaine de la Torah ne devra jamais dire que cette partie de l'étude est impossible à saisir, car au final, il la comprendra. D'après cette interprétation, lorsque la Michna se réfère au terme d'«entendre», cela signifie « comprendre », une manière fréquente de traduire le terme hébraïque de Lichmoa. Cette idée est longuement discutée chez nos Sages : par exemple, la Guémara[4] nous enseigne que si un homme prétend avoir investi des efforts pour comprendre la Torah sans succès, nous ne le croyons pas. En effet, s'il déploie de réels efforts, il obtient la Siyata Dichmaya, l'aide divine pour saisir ce qu'il a étudié.

Troisième interprétation des commentateurs : la Michna nous enseigne de ne pas révéler inutilement des secrets aux autres, en estimant que le secret ne sera pas divulgué aux autres. Dans la réalité, c'est souvent le cas et les autres en entendent parler.[5] D'après cette lecture, la Michna peut être rendue ainsi : « Ne dites rien qui ne doit pas être entendu, car au final, on en entendra parler.» Ceci est en concordance avec l'expression populaire : « les murs ont des oreilles ». En de nombreuses occurrences, un secret a été involontairement diffusé, causant d'importants préjudices à de nombreuses personnes. De ce fait, il faut être très discret lorsqu'on partage un secret à des gens qui n'ont aucun intérêt à connaître ce secret. De surcroît, on ne devra jamais révéler de secret à une personne réputée pour faire un emploi abusif de la parole, car il lui sera quasiment impossible de s'abstenir de révéler cette information juteuse aux autres.

Irving Bunim [6] écrit que les propos de Hillel peuvent se comprendre d'une autre manière : « Ne dites pas quelque chose (dont vous êtes certains) qu'il ce ne sera pas écouté, car au final, il sera retenu. » Il explique que parfois, un homme est persuadé que ses interlocuteurs ne font pas vraiment attention à ce qu'il dit ou qu'ils ne s'en souviendront pas plus tard, et il peut estimer ne courir aucun risque en disant quelque chose adapté au moment. Hillel relève que cette attitude est très malavisée, car « au final, cela sera retenu.» Dans les termes d'Irving Bunim : « Les gens entendent, les gens retiennent. Des discours de campagne qu'un candidat politique a tenus dans le passé, même de longues années plus tôt, peuvent être cités par l'opposition pour l'embarrasser s'il s'est écarté de ses opinions antérieures. »

Irving Bunim a fait ce constat bien avant l'âge des média sociaux, et il ignorait à quel point ses propos seraient pertinents dans une ère où, en quelques secondes, un homme peut transmettre ses idées et croyances à d'innombrables personnes. En de nombreuses occasions, les propos de Hillel se sont avérés justes, du fait que non seulement les politiciens, mais également les gens ordinaires, ont été hantés par des tweets ou des messages irréfléchis postés de nombreuses années plus tôt. C'est encore plus le cas en cette période du politiquement correct généralisé et de ce qu'on appelle la «cancel culture» (culture de l'interpellation), les individus peuvent souffrir beaucoup de commentaires apparemment innocents qui peuvent être sortis de leur contexte ou utilisés pour vilipender un individu. De ce fait, il est vivement recommandé de se montrer extrêmement vigilant si l'on choisit de communiquer son opinion via l'une des formes courantes des média sociaux[7]et idéalement, il faudrait en bannir totalement l'usage.

 

[1] Rambam, 'Hatam Sofer.

[2] Pirké Avot 1:3.

[3] Séder Hadorot

[4] Méguila 6b.

[5] Voir Rabbénou Yona, 'Hatam Sofer et Ethics from Sinai, d'Irving Bunim

[6] Ethics from Sinai, volume 1, p. 152. Avocat très célèbre en Amérique dans la première moitié du vingtième siècle, il a joué un rôle très important dans le développement du monde de la Torah aux États-Unis.

[7] Et ce, sans entrer dans le sujet très pertinent des principaux inconvénients de l'usage de ces média sociaux, d'un point de vue spirituel, social et émotionnel.