« Et ne juge pas ton ami avant de t'être trouvé à sa place. »

Dans le texte précédent, nous avons abordé diverses interprétations du terme « place » liées à l'exhortation de la Michna de ne pas juger notre prochain avant de nous retrouver à sa place. Les commentateurs proposent deux autres explications de ces termes :

Le Abrabanel suggère que le terme « place » se réfère à la place de l'homme dans le Monde à venir. Il explique que nous ne pouvons jamais connaître la valeur spirituelle réelle d'un homme, même si nous savons tout sur lui. En effet, il est impossible d'évaluer les myriades de facteurs réunis pour déterminer les défis de chacun et le niveau ultime qu'il a atteint. De ce fait, même lorsqu'un homme est certain qu'un certain individu n'est pas vertueux, il ne devra pas le juger avant d'avoir vu la place de cette personne dans le Monde futur. Il cite un Midrach[1] sur un simple boucher qui mérita d'avoir une place au Gan Eden juste à côté du Gadol Hador (le géant de la génération).

L'arrière-plan de cette idée est brillamment expliqué par le Rav Eliyahou Dessler dans sa discussion sur ce qu'il nomme le Nékoudat Habé'hira (le point de libre-arbitre). Rav Dessler explique que la Avodat Hachem (service divin) ressemble à un champ de bataille divisé en trois zones : l'une est entièrement maitrisée par l'un des combattants, la seconde est sous le contrôle total de son ennemi, et il existe un terrain intermédiaire – un no-man's land dont les deux parties tentent de prendre le contrôle. De la même manière, il existe des domaines dans la Avodat Hachem où aucun combat n'a lieu, car l'homme le maîtrise totalement. Par exemple, s'abstenir de manger de la nourriture non-cachère pour une personne pratiquante n'est pas un défi. D'autres domaines entrent également dans cette catégorie, car ils sont hors de sa portée à ce moment-là. Par exemple, la majorité des gens sont incapables de dormir 3 heures par jour et d'étudier le reste du temps. Mais dans certains domaines, l'homme fait face à un défi, qu'il peut relever en travaillant avec acharnement, et la nature du défi varie selon chacun. Pour l'un, ce sera d'étudier une heure par jour au lieu de trente minutes, pour l'autre, d'étudier dix heures par jour au lieu de neuf. Cette zone centrale est le point de libre-arbitre – s'il réussit à maîtriser ce domaine, alors son point de libre-arbitre se déplace et il devra affronter une nouvelle ligne de front.

Lorsque nous observons quelqu'un, nous n'avons aucune idée de l'emplacement de sa Nékoudat Habé'hira : il peut faire une simple action qui peut être très appréciée de Hachem, ou réaliser une Mitsva qui paraît extraordinaire et être peu récompensé, du fait qu'elle a été facile pour lui. En s'appuyant sur l'idée de la Nékoudat Habé'hira, il est très facile de comprendre pourquoi on ne peut pas correctement juger notre prochain dans ce monde, même si l'on sait tout sur lui. C'est uniquement dans le Monde de la Vérité que l'on percevra le vrai statut de la personne.

Les commentateurs[2] proposent une nouvelle explication, totalement différente, de cette partie de la Michna. Ils traitent du cas d'un visiteur de passage, qui semble se conduire comme un Tsadik. La Michna nous apprend que nous ne devons pas juger un tel homme en s'appuyant sur la manière dont il se conduit dans une autre ville, mais nous devons le juger uniquement lorsqu'il est « à sa place», c'est-à-dire dans la ville où il réside. En effet, les gens se conduisent généralement très bien lorsqu'ils se trouvent dans un environnement inconnu, mais lorsqu'ils se trouvent dans un lieu plus confortable, ils sont enclins à baisser la garde et leurs traits de caractère authentiques, ainsi que leur niveau spirituel se dévoilent alors. C'est une leçon importante dans des situations où un homme doit évaluer son prochain (comme pour des Chidoukhim ou un emploi).

Plus le lieu est familier, plus le vrai soi de l'homme émerge. Ce principe est surtout mis en relief dans sa propre maison, et dans ses interactions avec son épouse et famille. C'est là qu'un individu agit véritablement comme lui-même, et malheureusement, il est fréquent qu'il dévoile alors des traits de caractère peu exemplaires avec les plus proches. Un outil possible pour améliorer sa conduite avec sa famille est d'imaginer comment il se conduirait dans un endroit inconnu, ou en compagnie d'inconnus. Il sera certainement plus vigilant dans son discours et sa conduite. Si l'on puise dans ces ressources, on pourra peut-être être plus prudent dans notre manière de traiter les plus proches.

 

[1] Béréchit Rabba, Vayichla'h.

[2] Le Méiri, Abrabanel et Midrach Chemouël.